Une France pas très franche
Le magazine "Figaro Entreprises", qui est distribué dans toutes les écoles
dingénieurs, croit bon, dans son dernier numéro du 24 mars, de relayer les
propos de Joseph Fitchett, correspondant à Paris de l«International Herald
Tribune». Monsieur Fitchett y présente le président Georges Bush comme un chef
dEtat courageux qui, par ses prises de décision audacieuses, représente le seul
vrai gardien de la paix en Occident. Emporté par son élan, il crédite même les
Etats-Unis de la libération des pays de lest du joug communiste, en se gardant
bien – désinformation exige – de nous le prouver.
On peut à juste titre se demander pourquoi un magazine qui est sous la
houlette dun quotidien aussi prestigieux que le Figaro accepte de relayer la
propagande étasunienne la plus primaire alors que lévidence est devant nos
yeux. Une guerre dagression a été déclenchée de manière unilatérale sous le
prétexte quil fallait éliminer dIrak «les armes de destruction massive» qui
sy trouvaient. Or, les troupes anglo-américaines nen ont toujours pas trouvé
alors que, si ce pays en possédait vraiment, il aurait maintenant dexcellentes
justifications pour sen servir effectivement. La deuxième raison invoquée pour
envahir lIrak était de débarrasser les Irakiens du joug de Saddam Hussein. Les
troupes étasuniennes devaient être accueillies en libératrices, plus
particulièrement par les populations chiites. Or, cela nest toujours pas le
cas. Même les chiites du sud qui ont accepté dêtre ravitaillés par les
Américains jurent, devant les caméras occidentales, de les rejeter hors des
frontières du pays dès quils pourront le faire.
Désormais, lévidence nous crève les yeux. Si lon ne croyait plus trop à la
présence darmes de destruction massive, la présence dun régime dictatorial à
Bagdad ne semblait faire aucun doute. Dailleurs, il ne se passe pas une journée
où les médias officiels sabstiennent dutiliser les épithètes dont CNN et Fox
News sont friands à propos de Saddam Hussein. Le «dictateur», le «despote», le
«tyran» au régime «stalinien», le «boucher» de Bagdad, etc. On rapproche Saddam
Hussein de Ben Laden, aussi «insaisissables» lun que lautre. Si Saddam
invoque, au nom de Dieu, le droit que son pays a de se défendre, on ricane sur
sa prétendue laïcité. Si cest le contraire, on met en doute sa loyauté à
lIslam. De plus, récemment, il aurait donné lordre de tuer les prisonniers
américains. La campagne de diabolisation de Saddam Hussein a été largement
reprise par les médias français et européens qui ne ratent aucune occasion pour
donner la parole à quelque Irakien exilé se présentant comme une victime du
régime de Bagdad. On nous présente une prétendue «coalition», comme si celle-ci
était multinationale alors que les troupes dinvasion sont exclusivement
anglo-saxonnes. On ose également nous parler d «aide humanitaire» alors quon
bombarde des populations civiles et que lon crée des conditions où famine et
dysenterie ne peuvent que se répandre. Chaque jour, télévision et magazines
relaient les propos des hauts responsables étasuniens qui insultent notre
intelligence et violent notre bon sens. Toutefois, nul de doute que si les
troupes étasuniennes réussissent vraiment, à terme, à occuper lIrak, le
gouvernement de Georges Bush sarrangera certainement pour trouver des armes de
destruction massive là où il ny en a pas et pour nous présenter quelques faux
témoins à charge pour traîner les hauts responsables du parti Baas devant le TPI
comme cela a été fait avec Milosevitch pour les prétendus crimes contre
lhumanité quil aurait commis dans lex-Yougoslavie. Il faudra sattendre à une
réédition, cuvée 2003, des charniers de Timisoara (qui nétaient quune morgue)
ou des couveuses du Koweït (prétendument débranchées par les soldats de Saddam
Hussein à la fin 1990). Comme au Soudan, on trouvera bien une usine de
médicaments qui nous sera présentée par CNN et Fox News comme une usine de
fabrication darmes de destruction massive avec spécialistes dûment stipendiés
pour certifier authentique une fausse expertise. Les livres de Vladimir Volkoff
des quatre dernières années nous ont fourni une moisson abondante dexemples de
ce type.
La télévision américaine na pas peur du ridicule car le ridicule ne tue pas
aux Etats-Unis. On y voit Georges Bush junior qui, en visite dans un camp
militaire, assure que les Etats-Unis triompheront de leur «ennemi», un pays
lointain qui ne la jamais directement ou indirectement menacé et qui, dautre
part, na dailleurs jamais eu les moyens de le faire. On voit également sur
cette même télévision des soldats manutentionner des bombes portant des
inscriptions du style «Taliban Brand: Extra-strength suppository for Saddam»
avant quelles naillent semer la mort sur les populations militaires et civiles
de «lennemi» que les Etats-Unis ont réussi à créer uniquement par le biais de
leur propagande. Maintenant que des soldats anglo-américains ont été tués,
Saddam doit «payer» et on compte bien sur un sursaut de patriotisme chez les
soldats pour tuer plus vite davantage dIrakiens et sur le soutien de leffort
de guerre par les populations étasuniennes et britanniques ! Si tant est que
nous vivons à lère de la «communication», celle-ci est certainement plus proche
de la désinformation généralisée plutôt que de linformation éclairée. Les
anglo-américains ont, dautre part, accusé la Russie davoir vendu à lIrak de
léquipement militaire sous la forme darmes anti-char, des masques de vision
nocturne à amplification de brillance, des instruments de brouillage des signaux
GPS sur lesquels se guident les missiles de croisière. Il est vrai que cela
pourrait aider les Irakiens à se défendre plus efficacement et les «boys»
anglo-américains pourraient être en réel danger! La victime doit être ligotée et
impuissante avant que les vaillants soldats de Georges Bush ne puissent
lachever. Si tant est que la guerre puisse avoir des aspects «glorieux», ce
nest certainement pas dans larmée anglo-américaine que les admirateurs béats
des Etats-Unis pourront aller les chercher!!
Si la prise de position de la France a retenu toute lattention des médias
internationaux, la réalité apparaît un peu plus ambiguë. Officiellement, on
réprouve lunilatéralisme anglo-saxon mais on ouvre lespace aérien aux B-52
porteurs de mort et de destruction en provenance dAngleterre. On affirme que
lon rejoindra la «coalition» si Saddam Hussein usait darmes chimiques et il
nest même pas sûr quon lui accorde le droit moral de lancer des cailloux ce
qui, de toutes façons, nempêcherait pas les Irakiens de se faire taxer, au même
titre que les Palestiniens, de «terroristes». En dépit du fait que lIrak vient
de subir une agression caractérisée qui le met pourtant en état de légitime
défense, il nest pas autorisé à riposter au dessous de la ceinture bien quil
soit attaqué par un pays qui dispose de forces militaires plusieurs dizaines de
fois supérieures aux siennes. Après avoir brandi létendard de la paix, notre
ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin en vient, quant à lui, à
souhaiter une victoire américaine rapide tandis que Jacques Chirac continue ses
leçons de droit international. Il est vrai que, en dépit du tapage médiatique et
de la francophobie étasunienne apparente, la France continue à être lun des
principaux fournisseurs étrangers de larmée des Etats-Unis. Thalès lui fournit
ses équipements de télécommunication, des sonars, des radars de reconnaissance
aéroportée et de patrouille maritime, les missiles de très courte portée
"Starstreak" et, surtout, toute loptronique du char Challenger 2 utilisé
surtout par larmée britannique présente en Irak. Les pilotes de la RAF, quant à
eux, sont formés sur des simulateurs de vol fabriqués aussi par Thalès.
Larmateur français Delmas a fourni son Rokia-Delmas, un bateau-roulier qui a
débarqué en Turquie du matériel et des véhicules américains en provenance de la
côte est des Etats-Unis. Tous ces engins sont ensuite partis par convoi routier
en direction du sud-est anatolien, région frontalière de lIrak. La location a
été faite au prix fort bien que tout le monde sera finalement payé en monnaie de
singe, cest-à-dire en dollars, mais quimporte tant que tout le monde a
lillusion que cette monnaie a encore de la valeur !
La notion d «hyperpuissance américaine» est extrêmement commode pour tout le
monde. Elle conforte larrogance et la vanité des Etasuniens tandis quelle
permet à de nombreux pays de se rendre complices de leurs actions militaires en
se déchargeant de leur responsabilité éventuelle sur cette «hyperpuissance» qui
confère, aux yeux de lopinion mondiale, un caractère inévitable aux
conséquences des décisions du gouvernement étasunien alors quil est évident,
lorsque on y regarde de plus près, que cette prétendue «hyperpuissance» nest
que le résultat de la veulerie et de la soumission des autres. Là encore, le
problème le plus urgent est de balayer devant notre porte. Tout autant que chez
la plupart des nations arabes, notre degré de collaboration réel est proprement
stupéfiant, même sil nest pas immédiatement apparent !
Si les débats du Conseil de sécurité ont fait lobjet de beaucoup de bruit
médiatique, on peut se demander quels en étaient les buts. En effet, le fait que
les préparatifs pour cette nouvelle guerre avaient été enclenchés bien avant les
attentats du 11 septembre 2001 est le secret de polichinelle dans tous les
milieux militaires étasuniens. Pour le gouvernement bushiste, les négociations
au Conseil de sécurité avaient-elles pour but de rassembler une majorité pour
approuver lagression militaire de lIrak ou, au contraire, de focaliser
lopinion mondiale en vue de montrer quon passerait outre à sa volonté, comme
pour mieux narguer le Conseil et humilier les pays quil représente … si,
toutefois, ils sont assez naïfs pour penser quil exprime légitimement le «droit
international»?
A la différence des autres conflits dans lesquels les Etats-Unis se sont
impliqués depuis la fin de la dernière guerre mondiale, il sagit sans doute de
celui pour lequel les justifications mensongères officielles ont été les moins
convaincantes. Les accusations ont été aussi grossières que les tentatives
dendoctrinement des foules contre lIrak. Pour la première fois, la propagande
américaine, pourtant généreusement relayée par les médias internationaux, na
pas produit les résultats escomptés. Si certaines «élites» ont repris à leur
compte le discours de Georges Bush, pour la première fois dans lhistoire
contemporaine, les masses ne sont plus dupes, comme en témoignent les
gigantesques manifestations qui ont eu lieu et qui continuent partout sur la
planète, Etats-Unis compris.
En quelques mois et encore plus dans les derniers jours, le tissu des
relations cordiales que les Etasuniens avaient patiemment développé au cours des
trois dernières décennies a été mis en pièces. Des sympathies politiques, des
rapports de confiance ont été détruits pour une durée indéterminée. Non
seulement on peut sattendre à une recrudescence du terrorisme mais aussi à une
reprise fulgurante de la course aux armements. Lalliance américano-turque
nexiste plus. LEurope occidentale se méfie et renforcera immanquablement son
dispositif militaire. Les grands pays tels que Chine et Russie vont allouer des
ressources supplémentaires à lapprovisionnement de leurs arsenaux et au
développement darmes nouvelles. LAmérique latine a renoué avec un
antiaméricanisme que lon croyait définitivement disparu. Même si les Etats-Unis
pourront exploiter le pétrole irakien, les coûts tangibles et surtout
intangibles de leur intervention vont être colossaux.
Face à la détermination irakienne, à la montée dun antiaméricanisme qui na
certainement plus rien de «primaire», aux manifestations spontanées des foules,
aux perspectives de retour de bâton inévitables pour les Etats-Unis même en cas
de victoire finale, les réactions de laxe franco-allemand paraissent bien
timides. Le vent de lHistoire souffle désormais contre les Etats-Unis. Par ses
prétentions hégémoniques grossières maintenant mises à nu, lAmérique
étasunienne est devenue le paria pour le reste du monde et la résistance passive
doit saccompagner de mesures politiques et économiques tangibles. La prétendue
«démocratie» étasunienne est discréditée pour longtemps dans lopinion
internationale. Il faut en profiter pour déstabiliser plusieurs organisations
internationales qui, jusquà présent, étaient totalement instrumentalisées par
les Etats-Unis pour servir presque exclusivement leurs propres intérêts, pour
réclamer et probablement obtenir le transfert du siège de lONU à New York vers
un pays neutre, pour faire voler en éclat lOTAN et créer enfin les bases dune
défense européenne solide, pour réduire nos dépendances financières, monétaires
et économiques vis-à-vis du monde anglo-saxon, pour dénoncer et briser notre
encerclement mental par la mondialisation «culturelle» et idéologique
étasunienne à laquelle souscrivent nos prétendues élites et qui stérilise tous
les jours un peu plus la créativité de nos jeunes.
Charles Durand
Charles.Durand@utbm.fr
(Le 28 mars 2003)