FRANCOPHONIE – Mvndo Gallico
Entretien avec Hisanori Isomura
La francophonie, un concept offensif, culturel et politique
Le plus parisien des Japonais
partage la vision française d’une diversité culturelle et intellectuelle, face
à l’hégémonie anglo-saxonne. Cet ancien journaliste aguerri, membre du
Haut-Conseil de la francophonie, aime le franc-parler.
– En mai dernier, vous avez
été nommé membre du Haut-Conseil de la francophonie. Comment avez-vous été
conduit à occuper cette fonction alors qu’ à priori on n’imagine pas les
Japonais sensibles à la francophonie ?
– En dehors des pays
francophones et des anciennes colonies françaises, c’est au Japon que
l’enseignement de la langue française est le plus développé. C’est pourquoi,
en 1995, pour la première fois, le Congrès international des enseignants du
français a eu lieu à Tokyo. Puis, est venue l’initiative d’inclure des membres
issus de pays non francophones, l’idée étant que la francophonie n’est pas
seulement pour la défense de la langue française mais aussi en faveur de la
diversité culturelle. Ainsi, une personnalité comme M. Boutros Boutros Ghali,
l’ancien secrétaire général des Nations Unies, écarté de ses fonctions par
les Etats-Unis au profit de Kofi Annan, a-t-il été nommé à la tête du
Haut-Conseil de la francophonie. Et il est essentiel également que la
francophonie propose une vision politique " non anglo-saxonne " du
monde. La francophonie n’est pas, me semble-t-il, un concept défensif, mais
offensif. Pour ces raisons, l’Elysée a dû songer à me proposer d’y
participer.
– Toutefois, d’autres
nationalités pouvaient prétendre à ce poste ?
– Il est vrai que Tokyo n’est
pas membre de l’Organisation internationale de la francophonie. Mais, là,
l’amour du président Chirac pour l’Archipel a peut-être joué en ma faveur
(rires). Vous savez probablement que le Vietnam, une ancienne colonie
française, ne compte plus aujourd’hui beaucoup de francophones, en dehors des
personnes âgées. Cependant, il a organisé, en 1997, le septième sommet des
chefs d’Etats et de gouvernements des pays membres de l’Organisation
internationale de la francophonie à Hanoï (le huitième sommet a eu lieu au
début du mois de septembre de cette année à Moncton, au Canada). Parce qu’il
a une intention politique, celle de contrebalancer l’influence des Etats-Unis
dans son pays. Je le répète : la francophonie a pour objectif de défendre ,
non seulement la langue mais aussi la diversité culturelle du monde. Voilà
pourquoi, la France compte sur quelqu’un comme moi, originaire d’un pays non
francophone.
– Comment estimez-vous
l’approche des Français à l=égard de la culture japonaise ?
– Au cours de ces dix dernières
années, non seulement le nombre de Français s’intéressant au Japon a
considérablement augmenté, mais aussi leur connaissance s’est beaucoup
approfondie. Je suis venu pour la première fois en France à la fin des années
50. J’étais un jeune journaliste de la chaîne nationale de télévision NHK.
J’y suis resté de 1958 à 1962, avant de revenir en 1977 en qualité de
directeur général pour l’Europe à Paris pour y rester jusqu’en 1982. Et
depuis 1996, je suis dans mes fonctions actuelles. Autrement dit, mon séjour à
Paris s’est fait avec un intervalle de vingt ans. Je suis, aujourd’hui surpris
par l’évolution des connaissances des Français sur notre culture. La France
avait, bien entendu, toujours des élites qui s’intéressaient au Japon comme
Paul Claudel, qui y fut ambassadeur après la guerre de 14 , pour ne citer que
lui. Mais pas les Français de la rue. Durant mon deuxième séjour, les deux
pays ont connu des tensions commerciales avec ce qu’on appelait la Bataille de
Poitiers [NDLR le blocage des importations de magnétoscopes nippons à Poitiers
instauré au début du premier mandat de François Mitterrand]. Aujourd’hui, ce
genre ce genre de problèmes a quasiment disparu. Au début du mois d’octobre,
j’ai eu l’occasion de prendre la parole lors de la création de l’Association
nippo-française à Lille. C’était le lendemain de la disparition d’Akio Morita,
président fondateur de Sony, aussi ai-je évoqué ce souvenir ; à la fin des
années 70 Sony envisageait de s’implanter à Bayonne alors que la tension entre
Tokyo et Paris était encore palpable. Les grands journaux français parlaient
du " péril jaune " et de " l’invasion japonaise ". M.
Morita, membre du Keidanren, la principale organisation patronale japonaise, me
disait qu’il ne comprenait pas du tout la raison de cette réaction hostile.
Aujourd’hui, à l’égard de Toyota, qui est en train de s’implanter à
Valenciennes, la réaction est totalement opposée, n’est-ce pas ? Un grand
quotidien français écrivait : " le Japon est indispensable : ce qui est
bon pour Valenciennes est bon pour Toyota, et inversement ". Tout cela, il
était impossible de l’imaginer vingt ans plus tôt.
– Sur le plan diplomatique,
Tokyo a toujours été proche de Washington. Que pensez-vous de l’avenir de la
diplomatie japonaise entre Europe et Etats-Unis ?
– Sur le plan militaire et
politique, les Etats-Unis sont aujourd’hui la seule grande puissance au monde,
et le Japon en dépend, notamment en matière de défense nucléaire. Tokyo ne
peut pas, selon moi, se permettre de s’éloigner des Américains. En revanche,
sur les plans culturel et intellectuel, et même économique, les Japonais
auraient tort de ne suivre que les Etats-Unis. L’hégémonie intellectuelle
américaine pose aujourd’hui énormément de problèmes. Il suffit de regarder
les signatures des différents travaux publiés dans les revues nippones. Elles
appartiennent presque toutes à des diplômés des universités américaines.
Dans les institutions japonaises, que ce soit le MIT ou le secrétariat au
Trésor, ce sont des gens qui ont fait leurs études dans les universités
américaines qui dominent. Ce sont eux qui dirigent aujourd’hui le monde.
Prenons le cas de Eisuke Sakakibara, surnommé Mister Yen. Il est très
indépendant dans sa parole et ses réflexions, mais, lui aussi enseigne à
Harvard. Il appartient à l’école américaine, si je puis dire. Il n’est
cependant pas bon que tout le monde partage les mêmes valeurs intellectuelles.
La francophonie n’est pas un protectionnisme linguistique, mais la défense de
la diversité culturelle. Les Français, qui ont dû fournir d’infinis efforts
pour bâtir leur statut culturel actuel, le savent. J’en suis très admiratif.
D’autres pays comme l’Allemagne, qui ressemble en ce sens au Japon, ne partagent
pas toujours cette préoccupation. Toutefois, le gouvernement japonais est, je
pense, content d’avoir fondé cette Maison de la culture à Paris pour pouvoir
émettre des informations directes du Japon. Les Japonais doivent conserver,
dans leur jeu, plusieurs cartes à abattre , même sur le plan économique.
Hisanori Isomura, 70 ans,
reporter, présentateur, puis membre de l’équipe de direction de la puissante
chaîne de télévision NHK jusqu’en 1991, est actuellement président de la
Maison de la culture du Japon à Paris. Conseiller spécial auprès du directeur
général de l’Unesco, il a été nommé, par le président Chirac, membre du
" Haut-Conseil de la francophonie ", en mai 1999. Ce grand connaisseur
de la culture européenne est aussi l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont:
Avec un rien de snobisme, recueil d’essais (Ed. Kôdansha) et Le monde à cette
époque-là, histoire diplomatique de l’après-Guerre en 3 volumes (Ed. NHK).
Propos recueillis par Hidenobu
SUZUKI, Vox Latina (20/1/2000)