LA LANGUE FRANçAISE
ou la langue de ma mère
Si l’on me demandait ce que j’ai trouvé de
plus utile dans la langue française, je répondrais volontiers L’art
poétique de Nicolas Despréaux, Le traité des tropes de César
Dumarsais, Vie de Henry Brulard de Henri Beyle et S/Z de Roland Barthes.
Non seulement, ces oeuvres donnent la passion des lettres, mais encore
elles ont la particularité commune de m’avoir fait jouir. à leur façon,
elles représentent quatre siècles de culture française, du XVIIe au XXe
siècles.
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Le XVIIe siècle est entré dans mon oreille par la bouche de ma mère. Elle
déclamait dans notre cuisine maniwakienne les très beaux vers suivants :
Il est certains esprits, dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassés.
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
et les mots pour le dire arrivent aisément.
Ces vers devaient m’accompagner pendant mon enfance. J’appris qu’ils avaient
été écrits par un certain Boileau, mais, pour moi, ils devaient toujours
rappeler la tessiture de la voix de ma mère. Mon premier contact avec le XVIIe
siècle françaisfut donc matriciel ou plutôt maternel. Je ne sais si c’est dû
au nom BOILEAU,toujours est-il que, dès lors. je me suis mis à fabriquer moi
aussi des rimes et que mon premier texte lui aussi se termine en « O ». Il
s’intitule « Poème à mon chien ». Il va comme ceci :
J’ai un petit chien
Il est tout noir et tout beau
Il s’appelle Noiro
O, O, O
J’avais cinq ans et je devais attendre encore vingt ans avant de quitter la
rime et la mère pour déboucher, tel un cheval fou, sur les rivages du vers
libre et de la prose endiablée.
Nicolas Boileau-Despréaux devait souvent me dépanner dans mon aventure
littéraire. C’est à lui, dans une certaine mesure, que je confiais mon
désarroi devant tel noeud gordien de mes sparages romanesques ou tel cul-de-sac
poétique. Son aide m’était d’autant plus douce qu’il me vouvoyait. Il me
disait :
Hâtez-vous lentement et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Polissez-le sans cesse, et le repolissez.
Ajoutez quelques fois, et souvent effacez.
Hélas ! j’ai toujours eu de la difficulté à effacer. En revanche, j’aime
beaucoup ajouter. J’ai écrit des centaines de pages pour le simple plaisir d’en
écrire ! Je m’empressais même d’en gueuler quelques-unes dans le cercle des
mes amis. Aujourd’hui, je leur sais gré de leur belle indulgence. Ma foi, ils
lisaient Boileau en secret eux aussi, car plus souvent qu’autrement avant de me
louer, ils me donnaient des conseils.
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous
conseil1e, et non pas qu’on vous louë.
Boileau m’a appris la nuance, c’est-à-dire les différents langages de la
passion.Je sais maintenant qu’une colère exige des mots altiers et que le la
détresse s’entend mieux avec un vocabulaire dépouillé. Il m’a beaucoup
donné. J’entends encore ses vers dans la bouche de maman :
Que dans tous vos discours la passion émuë
Aille chercher le coeur, l’échauffe, et le remuë
C’est en me souvenant de ses conseils que j’ai écrit pour mes quatre enfants
un poème qui s’intitule Je ne connaissais pas l’eau avant de goûter vos
larmes. Il se termine ainsi :
Mais quand bien même il n’y aurait plus rien
Quand bien même tout deviendrait noir
Noir comme une éternité,
Moi, j’aurai connu la gloire de vous avoir aimés
Stéphane-Albert Boulais
écrivain
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