Le sens des mots 
mais d’où viennent les mots 
    ces étranges créatures qui nous arrivent 
    avant même qu’on les invite 
    qui assaillent les premières semaines de notre vie 
    alors qu’on voudrait simplement dormir 
qui a décrété que le sujet devait régir le verbe 
    et que le complément devait s’ajouter 
    à ce qui était pourtant déjà là 
qui a inventé la phrase 
    ce corset dans lequel on enferme les pensées et les  
    émotions 
    et dont on ne peut sortir 
    sans pécher 
    c’est-à-dire sans faire de fautes 
les mots sortent de la fabrique 
    les mots sortent de la manufacture 
    comme des marteaux 
    comme des ciseaux 
    comme une belle trouvaille de poète 
    ou encore 
    comme une belle proposition de philosophes 
    des clous, des plombs et des griffes 
les mots ont-ils déjà eu quelque chose à dire 
    ne sont-ils pas plutôt des clichés de lumière 
    que nous épinglons sur les murs noirs de nos chambres 
    parce que nous avons peur de la nuit 
il faudrait tordre les mots 
    comme on le fait avec des serviettes 
    il faudrait les passer 
    une bonne fois pour toutes 
    dans l’essoreuse de la mémoire 
    pour qu’ils redeviennent 
    ce qu’ils étaient avant qu’on ne les invente 
    le drap blanc de ce qui n’est pas pensé 
revenir 
    bien sûr revenir 
    non pas à ce qui se dit et à ce qui s’analyse 
    se formule se déroule et se comprend 
    mais plutôt à ce qui existe 
    et s’il le faut  
    écrire 
    mais sur cette trame de feuille et de soie  
    écrire s’il le faut encore 
    mais avec l’agilité presque immobile des doigts 
    et la patience millénaire des pattes de l’araignée 
le héron est tout simplement là 
    dans le matin de l’étang 
    debout sur ses grandes pattes bleues 
    est-ce lui qui fixe la surface immobile de l’eau 
    où est-ce le miroir liquide de l’eau qui le regarde 
    sans l’eau qui le prolonge 
    le héron serait-il encore un oiseau 
    et sans le héron qui le mouille 
    l’étang serait-il encore ce repos qui se répand 
    dans l’expansion de ses eaux 
Jacques Michaud 
    écrivain 
    mars 1994  |