Le 14 Juillet 1989, j’ai, par le hasard d’un voyage de Nantes à Bordeaux, traversé la Vendée. Je me souviens, à l’heure où la France célébrait le bi-centenaire de la Révolution, d’un grand désert silencieux. Portes closes, musiques absentes, personne ou presque dans les rues des villages. Etrange ambiance.
C’est que, pour les gens de ce coin-là, les six cent mille morts de la "pacification" de leur pays étaient (et sont) encore bien présents dans la mémoire, deux siècles plus tard. Les nécessités de l’union nationale ont heureusement remisé ces sombres épisodes dans les tiroirs de notre Histoire. On enseigne, on se souvient, mais on ne commémore pas ces tueries-là par des feux d’artifice et des reconstitutions chamarrées. Qui, ici, aurait une idée aussi saugrenue?
La Vendée fut, à la différence de la conqête du Canada par les Anglais, une guerre civile, atroce, où l’on alla, avec les moyens de l’époque, au bout de ce que la cruauté, la haine, la soif de vengeance, autorisaient. Pour la France, une page noire, brûlante d’incendies, de viols, de pillages, de meurtres. Il est donc normal, je pense, que le sentiment national de mon pays se nourrisse, pour s’exprimer, d’événements plus fédérateurs. Valmy, l’épopée impériale, Verdun, sont parmi quelques autres, les baumes que le peuple français met consciemment ou non sur ses plaies les plus vilaines. Une médecine comme une autre.
Peut-être les chercheurs de circonstances fédératrices au Canada pourraient-ils, plutôt que de raviver des blessures encore bien saignantes et même si le coût humain de la conquête fut infiniment moins élevé que celui du génocide vendéen, faire leur miel des élans unitaires comme ceux de 1775, de 1812 ou de 1940. Laissant ainsi à chacun la liberté individuelle autant que sacrée, de fêter, de commémorer, d’honorer à sa manière tout autre événement lui en paraissant digne.
Quant au projet scolaire concernant la bataille des Plaines d’Abraham et en référence à l’exemple vendéen dont il est question ici, je vous demande d’imaginer l’effet que pourrait avoir la sollicitation suivante dans les familles des petits écoliers de Montaigu, de la Chabotterie ou de Fontenay :
VIENS COMMEMORER AVEC NOUS UN GRAND CHAPITRE DE L’HISTOIRE DE FRANCE : LA PACIFICATION DE TA PROVINCE PAR LES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE.
TU SERAS UN STRATÈGE "BLEU" OU "BLANC" SUR LES CHAMPS DE BATAILLE, ENTRE BOCAGE ET MANOIRS EN FEU, CANONNIER PULVÉRISANT DES COHORTES DE PAYSANS ARMÉS DE FOURCHES ET DE GOURDINS, JUSTICIER PASSANT DES VILLAGES ENTIERS AU FIL DE L’ÉPÉE.
SOLDAT DES COLONNES INFERNALES DU GÉNÉRAL WESTERMANN, TU AURAS DROIT DE VIE ET DE MORT SUR LES CIVILS, TU POURRAS RAVAGER À TON AISE ET SI TU AS LE SENS ARTISTIQUE, TU TE FERAS FAIRE DES ABATS-JOUR EN PEAU DE VENDÉEN, CE QUI EST BEAUCOUP PLUS AMUSANT, CROIS LE BIEN, QU’UN
DÉCOUPAGE DE MAQUETTE D’AVION DANS "PIF LE CHIEN".
LA PAIX ENFIN REVENUE GRÂCE À TOI, TU SERAS DÉSIGNÉ "MAÎTRE DES LIEUX ET DES GENS" ET CE POUR QUELQUES DIZAINES D’ANNÉES, LIBRE À TOI D’EN USER À TA GUISE SOUS LA PROTECTION DE PUISSANTES ET VICTORIEUSES ARMÉES".
Ceci fut hélas bien réel. Et justifierait que l’on fût d’une grande prudence dès lors qu’il serait question d’exhumer semblables souffrances pour en faire le prétexte de réjouissances populaires. Il n’y aucune honte, jamais, à abandonner une mauvaise idée. Et beaucoup d’orgueil à vouloir, par simple frustration, continuer à l’imposer par
des voies détournées.
Alain Dubos
Écrivain-Médecin.
Paris.