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UNE PLACE POUR LES LANGUES RÉGIONALES

La société française est, depuis longtemps déjà, un chantier permanent dont on ne sait du reste plus très bien s’il est de construction ou de démolition. Il n’est aucun texte, aucune disposition, aucune tradition, aucun usage qui soit assuré de la moindre pérennité s’il fait obstacle à un objectif gouvernemental ou européen, si des pressions s’exercent pour les modeler au gré des préoccupations ou des fantaisies du moment. L’Etat fait, quoi qu’il en dise, une place de plus en plus réduite à la fonction de redistribution des ressources matérielles au profit des classes dominées, tandis qu’il s’efforce chaque jour davantage de satisfaire l’impressionnante montée en puissance de revendications nouvelles, portant notamment sur une redéfinition des fondements des identités communautaires. Un exemple remarquable en a été la législation sur la parité homme/femme en politique, manifestation typique du nouveau progressisme social, qui, avec la loi de juin 2000 (gouvernement de M. Lionel Jospin), n’en était évidemment qu’à ses débuts.

La "diversité" et le "pluralisme culturel" sont à ce point des thèmes à la mode qu’il est envisagé par l’actuel exécutif d’en inscrire le principe dans le préambule de la Constitution française dont on sait qu’elle doit être profondément remaniée, une fois de plus, dans les semaines qui viennent (les Français peuvent envier, sur ce point, la stabilité en vigueur aux Etats-Unis). A ce propos, et l’annonce est inattendue, on vient d’apprendre que, le 7 mai, à l’occasion d’une déclaration du gouvernement à l’Assemblée nationale suivie d’un débat au sujet des langues régionales, la plupart des intervenants se sont montrés favorables à une modification de la Constitution afin qu’"une place" leur y soit faite (voir l’extrait de presse en pièce jointe qui parle d’"avancée" à ce propos, même si son rédacteur paraît ne pas bien connaître le sujet). L’article 2 de la Constitution qui stipule (depuis 1992) que "la langue de la République est le français" pourrait se voir ajouter ceci : " … dans le respect des langues régionales". Ce serait la porte ouverte à toutes les interprétations possibles et imaginables, donc à des débats et contentieux sans fin ! En novembre 2002, l’Assemblée nationale avait pourtant rejeté un amendement visant à inscrire la défense des langues régionales dans la Constitution. Mais, dans une société qui vit au jour le jour, sans doute peu nombreux sont ceux qui s’en souviennent. Et "changement", de tout, tout le temps, n’est-il pas le mot-valise préféré de la classe politique ?

L’affaire est assez inattendue dans la mesure où les élus de droite, réputés traditionnellement réticents en la matière (d’où le vote de 2002 dont il vient d’être question) semblent avoir rejoint l’opposition sur ce sujet, au point que l’on parle maintenant de large "consensus". Mais, après tout, il ne faut pas s’en étonner outre mesure. Droite et gauche ne sont pas aussi éloignées l’une de l’autre qu’on le pense communément (les écarts sont artificiellement creusés au moment des consultations électorales) et entre les positions de l’une et de l’autre sur quantité de "problèmes de sociétés", il y a souvent l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. Le sentiment national s’affaiblit chaque jour un peu plus, tandis que les revendications communautaristes ne cessent de se multiplier et de prendre de l’ampleur ? Les élus de la Nation ne veulent pas être les derniers à annoncer l’ère de la postnationalité et à suivre le mouvement.

La cause des langues régionales est une cause juste et on ne voit pas pourquoi il ne serait pas possible de fusionner unité nationale et identités régionales. Mais encore faut-il que le combat pour elles ne vise pas à balkaniser la République et à l’affaiblir plus encore. Or le contexte actuel incite à la plus grande prudence. On dit, par exemple, qu’en dépit de la réforme constitutionnelle envisagée, il n’est pas question que la France ratifie la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 (le gouvernement de M. Lionel Jospin l’avait signée, mais dut renoncer, comme ses successeurs, à sa ratification, le Conseil constitutionnel l’ayant jugée contraire à la Constitution par décision du 15 juin 1999). Cette affirmation ne repose sur rien de sérieux. Si une telle réforme constitutionnelle était mise en place, il est certain qu’il n’y aurait plus aucun obstacle à la ratification et que celle-ci interviendrait très vite. D’autant qu’une énorme pression serait exercée sur la France par les institutions européennes, notamment par le Parlement européen et, surtout, par le Conseil de l’Europe (où les partisans d’une Europe des régions sont légion et où on a beaucoup reproché à la France de n’avoir pas ratifié la charte). Il est à noter que trois autres pays de l’Union Européenne n’ont pas ratifié : la Belgique, la Grèce et le Portugal. Se dessine en tous les cas ici, à propos des langues régionales, une configuration qui ressemble beaucoup à celle de la ratification du Protocole de Londres sur les brevets.

La première et unique intervention du législateur en faveur des langues régionales date de 1951, avec la loi Deixonne autorisant l’Education nationale à apporter son soutien à l’étude des langues et dialectes locaux. C’est l’Europe qui a relancé l’affaire, quelques décennies plus tard, avec la mise en oeuvre, au début des années 1990, sous l’égide du Conseil de l’Europe, de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, entrée en vigueur le 1er mars 1998 ( http://conventions.coe.int/treaty/fr/Treaties/Html/148.htm ). Selon son préambule "le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique constitue un droit imprescriptible". L’article 9, pour ne parler que de lui, au chapitre (1,a) de la justice, stipule que "les juridictions, à la demande d’une des parties, mènent la procédure dans les langues régionales ou minoritaires" (l’analogie avec le Protocole de Londres sur les brevets est ici frappante). Il est décidément curieux que le gouvernement de M. Lionel Jospin ait signé ce texte, avec enthousiasme dit-on, alors que venait précisément d’être adopté l’article 2 de la Constitution faisant du français la langue de la République. Mais, on le sait, le principe de contradiction a été abrogé depuis longtemps.

Ceci dit, la classe politique doit tout de même se garder de jouer par trop avec le feu en remettant constamment tout en cause, en parlant de "rupture" à tout bout de champ, en privant les Français de leurs repères, de leurs traditions, de leurs habitudes, de leur histoire. Il est bien évidemment possible de faire l’Europe sans défaire la France. N’en déplaise, par exemple, à M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, qui vient d’approuver une proposition avancée par le Premier ministre luxembourgeois faisant du 9 mai le jour de la fête de l’Europe, un jour férié partout dans l’Union européenne, donc en France où il remplacerait le 8 mai. "Vous ne pouvez pas faire avaler le 8 mai comme une fête nationale allemande, ni italienne", a expliqué M. Rocard, cette date marquant la victoire des Alliés en 1945, c’est-à-dire, aussi, le sacrifice de tous ceux qui ont concouru à libérer la France. Et pourquoi donc faudrait-il "fêter" l’Europe le 9 mai ?

Jean-Pierre Busnel
jpabusnel@wanadoo.fr

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