Voici, parmi une foule d’autres exemples, deux nouvelles manifestations récentes de la déferlante anglomaniaque qui sévit en France. La première se rapporte à un établissement bancaire qui, bien qu’il n’ait pas, et ne puisse avoir, d’agences en dehors de la région parisienne, vient de baptiser son "nouveau" service de Bourse en ligne "Invest Store" (première pièce jointe). Comme s’il était implanté en plein coeur de Londres ! Une fois encore se vérifie le fait qu’il n’est plus un produit ou un service commercialisé en France qui n’adopte une dénomination anglo-saxonne. D’une manière générale, nul commerçant n’échappe décidément au mimétisme anglomaniaque. La moindre petite boutique de quartier pense "s’ouvrir au monde", elle aussi, en mettant des mots anglais dans son enseigne.
La seconde manifestation de la déferlante anglomaniaque est relative à la mention portée sur la carte de visite d’un conseiller commercial de Renault (succursale de Rennes) qui nous apprend que celui-ci appartient au "retail group" (deuxième pièce jointe) dudit constructeur automobile (rappelons, à ce propos, que M. Louis Schweitzer, son président-directeur général de 1992 à 2005, fut lauréat du prix de la Carpette anglaise en 1999, pour avoir imposé l’usage de l’anglo-américain dans les comptes rendus des réunions de direction).
Les sermons et les publicités des milieux d’affaires nous le ressassent du matin au soir, les marchés auraient pour vocation unique de satisfaire les besoins des consommateurs dont ils préserveraient soigneusement, prétendent-ils, la parfaite liberté de choix. Pourtant, dans les deux exemples qui viennent d’être évoqués, le recours à des mots anglais ne correspond nullement à une demande des clients. Ainsi, il ne serait évidemment pas venu à l’esprit d’un seul client de la banque régionale en question de présenter une requête en ce sens. Mais on ne leur a évidemment pas demandé leur avis. Ce sont les entreprises commerciales qui décident pour eux et qui imposent, en France, cette anglicisation à leurs clients sans se soucier le moins du monde de leur réaction (lesquels, en bons moutons de Panurge conditionnés par le discours des "élites" dominantes, font du reste preuve, beaucoup trop souvent, d’une étonnante et coupable passivité), moins encore de celle des pouvoirs publics qu’ils savent avoir largement converti à leurs vues.
Dans l’idéologie néolibérale triomphante, surtout depuis le début des années 1980, les stratégies de déréglementation et de privatisation déterminent le paradigme politique dominant. La langue serait ainsi chassée, elle aussi, du domaine publique par les entreprises et ce sont elles, désormais, qui nous feraient la leçon pour nous dire dans quelle langue nous devrons apprendre à nous exprimer à l’avenir pour être "modernes", pour être de bons sujets de la mondialisation marchande, définitivement affranchis de cette "crispation identitaire et passéiste" que représenterait le seul fait de continuer à vouloir parler français en France. Le reproche constant fait aux "vieux" en général de manifester un attachement quelconque, même timide, aux valeurs désuètes d’autrefois est une forme d’intimidation particulièrement efficace aujourd’hui. On craint d’être dépassé, de ne plus vivre avec son temps, d’être marginalisé, catalogué conservateur, rétrograde ou attardé (y compris par des membres de sa propre génération). Il est ainsi de sincères défenseurs de la langue française que ce type de grief effarouche et qui, comme pour témoigner de leurs bonnes intentions, comme pour se justifier de leurs actions et de leur audace, croient parfois utile de préciser, à l’heure de la postnationalité annoncée : "mais attention, nous ne sommes pas du tout nationalistes".
La puissance publique ne serait donc plus fondée à émettre quelque réglementation que ce soit en matière linguistique. On se souvient du reste des moqueries avec laquelle fut reçue la loi Toubon du 4 août 1994 "relative à l’emploi de la langue française", qualifiée dans certains milieux, notamment publicitaires, par dérision, de "loi allgood". Rien ne doit pouvoir échapper désormais au pouvoir économique qui entend soumettre ou réduire tous les autres. Le marché de l’ère "turbo-capitalistique" a pour ambition d’être partout, tout le temps, d’exercer sur la société une emprise ferme et totale de telle sorte que plus rien n’y fasse obstacle à la seule activité qui vaille à ses yeux : acheter. Acheter n’importe quoi, à la rigueur, mais acheter, acheter sans relâche (y compris le dimanche) ! Le consumérisme sans contre-pouvoir, sans entrave, sans limite ne peut être que "totalisant" (Benjamin Barber, professeur de Sciences politiques à l’Université du Maryland, dans Comment le capitalisme nous infantilise, chez Fayard, 2007).
Le "capitalisme total" (titre d’un livre de M. Jean Peyrelevade) n’abhorre pas seulement la langue française. Comme l’a dit M. Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, dans Continuer l’histoire (Fayard, 2007), dans sa version la plus radicale, il "tourne à la rage, à un rejet complet de tout ce qui est français : tout serait périmé, de la langue au droit des affaires en passant par le rôle de l’Etat, le management des entreprises, la vie politique, la politique culturelle, la moinde de nos traditions, la République elle-même, etc …" ).
Jean-Pierre Busnel
Président de l’Institut André Busnel
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