Pourquoi ce psychodrame déclenché par la venue du célèbre chanteur? Résumons les données. Il s’agissait de commémorer la naissance de Québec, et de ce qui en découle, l’Amérique française, maintenant éclatée sous divers noms : Louisiane, Acadie, Québec, et même quelques portions du Canada. Quelques-uns des nôtres ont rappelé le caractère incongru de cette invitation, parce qu’elle contredisait l’histoire et paraissait même célébrer l’événement qui avait placé, dans un péril toujours présent, le fait français en Amérique, soit la Conquête de 1760. On allait célébrer en anglais, aux pieds d’une vedette venue d’Angleterre, sur les Plaines d’Abraham, la fondation de la ville française de Québec.
À cette « anomalie » allait s’en ajouter une autre, dont la véhémence aurait dû nous frapper. Ceux qui rappelaient l’histoire et les devoirs de fidélité et de cohérence qu’elle impose ont été unanimement rabroués, ridiculisés et accusés de priver le Québec d’un grand moment , de la véritable fête de la fondation de Québec! On a vu Pierre Curzi, Luc Archambault, sermonnés par le complexe national, venir trembloter des atténuations, des excuses devant des caméras complaisantes et ravies. En même temps, une troublante unanimité éditoriale, d’Ottawa à Québec, en passant par Montréal, célébrait la grande victoire de l’ouverture, le dépassement international de notre petitesse, l’inversion miraculeuse de la Conquête anglaise par sa répétition symbolique.
En quarante ans de réflexion sur le Québec, je ne m’étais jamais senti démuni à ce point. Pendant que je cherchais depuis longtemps le sommeil, soudain une illumination m’est venue. Une chose est certaine : Mc Cartney a remué chez les Québécois une disposition profonde, de sorte que les indicateurs normaux s’en sont trouvés dérangés. Nous sommes un petit peuple, frileux, menacé de disparition. Tous ceux qui se penchent sur notre cas le reconnaissent. Mais en même temps, cette condition nourrit chez nous un désir éperdu, une soif irrationnelle d’affirmation, de reconnaissance de la part des autres. Surtout de la France et de l’univers anglais, et ce n’est pas par hasard! Humiliés chez nous par une politique navrante, des faits linguistiques, démographiques et sociaux qui confirment tous les jours notre angoisse, nous avons fini par n’attendre le salut que du dehors. Paul Mc Cartney, c’est le monde, en ce qu’il a de plus grand, qui daigne venir à nous, qui nous fera transcender nos misères et nous emportera dans sa gloire sur un sommet où le monde entier nous verra, nous applaudira. L’espace d’un soir magique, il sera l’opium par lequel sera abolie notre fragilité, notre permanente appréhension de phase terminale. Qu’il soit anglais, qu’il se produise sur le lieu même de notre malheur national, tout ceci s’envole dans l’oubli. Le « paysan avec une carte de crédit » accède au grand monde, i I « joue dans la cour des grands ». On le voit, on l’admire, il disparaît dans l’aura du chanteur anglais qui le configure à son succès planétaire. Il a atteint, à très bon marché, les fruits, la plénitude de l’indépendance.
Quand l’événement sera passé, on se réveillera un peu honteux d’avoir été encore une fois dupes de nous-mêmes. On sera de nouveau plongés dans une réalité que la lumière de Mc Cartney aura rendu un peu plus confuse. Les ornières sont bien profondes, et les guides politiques et médiatiques plus aveugles que ceux à qui ils dictent d’aller fêter tous azimuts.
Avant de m’endormir, je songe qu’il est quand même amer d’avoir raison contre les deux cent mille des Plaines d’Abraham! Mais l’esprit contient en lui-même sa force et sa consolation.
Hubert Larocque