Il paraît que la Bretagne et la Catalogne sont, dans toute l’Union européenne, les régions à la fois les plus attachées à la promotion de leur langue régionale et les plus ouvertes à l’invasion anglomaniaque. Pour ce qui est de la Bretagne, on ne voit pas vraiment de raison d’en douter.
La photographie ci-jointe a été prise récemment à Saint-Malo (d’où Jacques Cartier partit à la découverte du Canada où il fit trois voyages, entre 1534 et 1542). Elle montre un panneau signalant, sur le port, la présence de l’Office de tourisme. On remarquera qu’ll est bilingue et qu’il porte la mention "Tourist office". Comme s’il était un seul anglophone, ne connaissant pas même un mot de français, incapable de comprendre ce que veut dire Office de tourisme ! Les deux mots sont quasiment les mêmes dans les deux langues ! Dans cet exemple parmi bien d’autres, le recours au bilinguisme est détaché de toute utilité, de toute justification, de toute rationalité. On met des mots anglais par parti-pris, par principe, parce que c’est à la mode, parce que c’est, pense-t-on, un signe de reconnaissance et de promotion sociale et … commerciale. Le message aux anglophones venant des milieux économiques en général, de ceux du tourisme en particulier, est sans ambiguïté aucune : ne vous donnez surtout pas la peine d’apprendre le français, il a fait son temps et il est impropre à exprimer la modernité, nous allons tout faire pour vous épargner cette épreuve; voyez tous les efforts que nous faisons pour nous convertir à l’anglais afin que la langue ne soit en rien un obstacle à vos achats, à vos dépenses de consommation en France. Le bilinguisme marchand n’étant vu, quoi que l’on puisse bien en dire, que comme une période transitoire, en attendant l’envoi de la langue française au magasin des accessoires.
Veut-on un autre exemple de ce raz-de-marée anglomaniaque ? En voici un, fort révélateur : j’ai découvert, il y a quelques semaines, que l’accueil téléphonique chez mon notaire était désormais bilingue (français-anglais). C’est dire l’ampleur du phénomène !
S’agissant des langues régionales, la demande n’est, cette fois, nullement de nature économique, mais culturelle et, peut-être surtout, politique. Le numéro de juillet 2008 de "Bretagne ensemble", le journal de la Région, c’est-à-dire du Conseil régional de Bretagne, est à cet égard très instructif. On remarquera, en premier lieu, que l’éditorial de son président ainsi qu’un article (p. 6) du vice-président chargé des sports et des loisirs sont bilingues (français-breton). Ceci, qui est évidemment nouveau, est tout sauf banal de la part d’un établissement public. Il y a par ailleurs un (petit) article intéressant sur les langues régionales (p. 22). Il y est bien entendu question du fameux projet d’amendement à la Constitution stipulant que "les langues régionales appartiennent au patrimoine de la Nation". L’article en question mentionne qu’il a été "adopté par les parlementaires". Ce qui est inexact et revient à confondre députés et parlementaires, puisque le Sénat a rejeté le 18 juin cet amendement (l’assemblée nationale, en seconde lecture, vient bien entendu de le réintégrer, mais à l’art. 75, ce qui valide au moins mon observation du 26 mai à ce propos (paragraphe 3) selon laquelle ledit amendement n’avait strictement rien à faire à l’art. 1 de la Constitution).
L’article du journal de la Région témoigne du reste d’une curieuse conception du droit puisqu’il est écrit : "Nous saluons cette reconnaissance, bien qu’elle ne soit pas créatrice de droits nouveaux". Car si la Constitution n’est pas "créatrice de droits", on se demande bien ce qui pourrait l’être. Mais le plus intéressant est dans la conclusion : "… il devient urgent d’accorder à la Région Bretagne la compétence "politique linguistique" qu’elle demande officiellement." Les revendications en la matière ne font que commencer. Elles disposent désormais d’un relais puissant, qui leur faisait défaut autrefois, sur lequel elles vont s’appuyer : les institutions régionales. Déjà soumises à une intense pression en la matière, au moins dans certaines régions, celles-ci mèneront d’autant plus volontiers ces combats, parmi d’autres, contre la souveraineté étatique qu’elles sont (presque) toutes dans l’opposition politique et que nombreux sont, en leur sein, les partisans d’une Europe des Régions, c’est-à-dire fédérale (on sait, par exemple, qu’il existe des groupes de pression, très actifs au Conseil de l’Europe, promoteurs de la fameuse Charte européenne des langues régionales et minoritaires, qui militent pour un régionalisme politique). Ajoutons à cela qu’il est dans la nature de toute institution, quelle qu’elle soit, d’oeuvrer en permanence à l’élargissement de ses prérogatives et que, pour ce qui est des Régions, celui-ci ne peut, par construction, se faire qu’au détriment de celles de l’Etat.
Au moins dans certaines régions, telle la Bretagne, la langue française paraît bel et bien prise aujourd’hui en tenaille dans cette véritable révolution linguistique à laquelle nous assistons. Elle est tellement affaiblie sur son propre territoire, on se détourne tellement d’elle, que l’on peut se demander si, pour beaucoup de Français, surtout ceux des élites dites dirigeantes, elle appartient toujours, elle aussi, "au patrimoine de la France".
Jean-Pierre Busnel
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