par Victor-Lévy Beaulieu
Quand Pierre Elliott Trudeau était premier ministre du plusse meilleur pays
du monde, il aimait si peu Radio-Canada, nid de séparatistes, quil brandissait
la menace de /« mettre la clé dans la boîte »/ ou dy faire un grand balayage
pour que la chaîne française /« ne montre plus que des vases chinois »/. Mais
plutôt que dy aller aussi radicalement, Trudeau et ses successeurs libéraux
jouèrent plutôt la carte de la ruse. On créa Télé-Film Canada et largent quil
fallut y mettre, on lenleva à la chaîne française, ce qui amena de draconiennes
coupures budgétaires dont les effets néfastes ne tardèrent pas à se multiplier.
Jusqualors, la chaîne française de Radio-Canada avait contribué à cimenter
lappartenance québécoise par lémergence dune culture nationale dont rendait
compte la popularité des téléromans, des télé-théâtres et des téléfilms quon y
diffusait, pour la plupart représentatifs de lévolution de notre être
identitaire. Cétait cela même que Trudeau ne pouvait pas accepter, à cause de
lacte politique de libération nationale que regarder la télévision pouvait en
ce temps-là signifier.
Par le simple jeu des compressions dites budgétaires, on ne pouvait pas
désâmer tout à fait Radio-Canada et ce nest donc pas par hasard si en janvier
1995, RDI, le réseau de linformation, était lancé avec pompes et fanfares. Ce
réseau-là, dit daffaires publiques, serait plus aisément contrôlable puisquil
suffisait, en le créant, dy établir un organigramme donnant au gouvernement
fédéral droit de vie et de mort sur le personnel de direction quon y
embaucherait.
Furent donc nommés aux postes de commande dintransigeants fédéralistes qui
ne tardèrent pas à nous faire comprendre que lunité nationale et canadienne
était la raison dêtre de la nouvelle créature. Doù limportance quon accorda
aux bulletins de nouvelles couvrant toutes les provinces canadiennes, de
lÎle-du-Prince-édouard à la Colombie-Britannique. En même temps, on mettait la
hache dans les structures régionales de la radio et de la télévision publiques à
travers tout le Québec, toujours au nom dune efficacité administrative dont
encore personne na évidemment constaté les bienfaits.
Dans les commencements de RDI, on voulait donner bonne bouche aux Québécois,
de sorte quon ne lésinait pas sur la traduction : un ministre de lAlberta, un
policier de la Nouvelle-écosse ou un écologiste de la Colombie-Britannique,
sexprimaient-ils en anglais quon nous en présentait simultanément la version
française. Mais ça ne prit pas plusieurs années avant quon ne mit de côté les
traducteurs, confiant au reporter-journaliste le soin de nous résumer les propos
du ministre, du policier ou de lécologiste après que ceux-ci se soient
exprimés, évidemment en anglais. Aujourdhui, certains bulletins nationaux de
nouvelles diffusés par RDI accordent pas moins de quarante-pour-cent de leur
temps dantenne à des intervenants qui ne parlent que la langue anglaise et
quon ne prend même plus la peine de traduire, comme si tous les Québécois
étaient bilingues ou devraient le devenir.
En soi, la chose serait déjà très questionnable, mais elle ne représente
quune partie de liceberg. Pour qui regarde le moindrement RDI, la réalité est
encore bien pire puisque ce quon y fait dans les autres émissions dinformation
suit la tendance des bulletins nationaux : de plus en plus, les anglophones du
Québec à qui on donne la parole le font dans leur langue, et là toujours,
Radio-Canada nassure plus la traduction simultanée. Quand le
reporter-journaliste est un brin paresseux, les propos sont ramenés à une simple
et courte phrase pas nécessairement représentative de lensemble des propos
tenus.
Durant la campagne électorale américaine, le sommet de labsurde fut atteint
dans lémission /La part des choses/ quanime Martin Drainville.
On y présentait des extraits plutôt longs des discours de Georges Bush et de
John Kerry dans leur version originale, que des professionnels de la politique
devaient commenter par la suite. Pour lunilingue québécois, aucun moyen de se
faire vraiment une idée, ni lanimateur ni les commentateurs ne faisant
connaître pour la peine ce que Bush et Kerry avaient dit.
Il me semble quil sagit là dune arrogance et dun mépris fort condamnables
venant dune société quon considère avant tout comme un service public. Que
personne ne semble sen rendre compte, et surtout pas les journalistes de RDI,
dit bien jusquà quel point nous sommes devenus lâches collectivement. Car,
quon laccepte ou pas, cette façon de faire de Radio-Canada nous ramène tout
droit à la théorie du Québec district bilingue, que les fédéralistes essaient de
nous imposer depuis déjà des lustres. Ils y sont arrivés avec les grandes
entreprises, car plusieurs institutions carrément québécoises nous offrent
maintenant, telle luniversité du Québec à Rimouski, de nous servir dans la
langue de notre choix . . . comme si le français navait plus rien dofficiel,
même pour un organisme dont la clientèle est à 99% québécoise !
Cette bilinguisation du Québec est sournoise et je ne comprends pas que les
organismes voués à la sauvegarde de notre langue y accordent si peu dattention.
Je ne comprends pas non plus le silence du Bloc québécois là-dessus et pas
davantage celui du Parti québécois. Il est vrai toutefois que durant les années
quil occupa le pouvoir, le Parti québécois ne sopposa ni à la fermeture des
bureaux régionaux de Radio-Canada ni au démantèlement de Télé-Québec,
envisageant même sa fermeture plutôt que den faire une institution
véritablement nationale.
Quand on vit dans une telle inconscience, cest quon ne sait pas lire les
signes. Ceux-ci sont pourtant clairs dès quon regarde un tant soit peu RDI et
dès que nous saute aux yeux sa politique du bilinguisme de fait, car il faudrait
encore une fois être bien naïf pour croire quelle na aucun rapport avec
lidéal de lunité canadienne que promeuvent les fédéralistes. /Fuck you !/,
comme disait lautre, quon ne traduit pas non plus à RDI.
/L’aut’courriel n° 95, 4 novembre 2004/
© l’aut’journal, 2002
(Cet article nous a été communiqué par notre correspondant M. Yanick Crépeau,
yanikc@videotron.ca)