Dénoncée à juste titre par le professeur Claude Hagège, la place excessive
accordée à l’anglais dans l’enseignement a déjà pour effet de conditionner
d’emblée les élèves à voir le monde à travers le filtre d’une langue qui n’est
pas neutre, d’une langue qui est avant tout celle du pays qui mène le monde au
désastre.
De même que le PDG de TF1 vis-à-vis des téléspectateurs, la Commission
Thélot préconise, à son tour et à sa manière, d’accorder un espace de cerveau
des élèves à la machine à décerveler. Accompagné par un matraquage médiatique,
l’enseignement à outrance de l’anglais contribue à le rendre toujours plus
nécessaire, toujours plus indispensable, à lui ouvrir la voie au statut
irréversible de langue unique menant à une pensée unique au détriment de la
population mondiale non-anglophone, soit 92% de l’humanité.
Thélot propose d’en rajouter une couche qui aura pour effet de donner aux
élèves une vision encore plus filtrée du monde, de les rendre plus réceptifs et
perméables au chant des sirènes de la consommation au-delà des besoins, de la
course au superflu, au mercantilisme, à une politique d’alignement sur une
puissance qui impose au monde son point de vue, ses choix, ses produits, son
aventurisme politique et même ses pollutions.
Déjà bien engagée auparavant, la dérive de l’enseignement des langues s’est
accentuée lorsque l’ancien ministre de l’éducation nationale Claude Allègre
avait dit, en 1997, que l’anglais ne devait plus être considéré comme une langue
étrangère. Aujourd’hui, c’est le français qui est en voie de devenir la première
langue étrangère de France pendant que l’enseignement des autres langues, hormis
celui de l’espagnol, comme l’ont confirmé les deux rapports Legendre (n° 73 de
1995-1996 et n° 63 de 2003-2004), est en pleine débâcle au profit de l’anglais.
C’est ce même ex-ministre qui, plus tard, comme s’il existait des effets mais
jamais de causes, se montra tout ébahi par une évolution pourtant prévisible aux
conséquences extrêmement lourdes : ~Les motifs dinquiétude et dangoisse ne
manquent pas quant à lavenir et au rayonnement de notre culture face à ce que
MM Claude Allègre et Pierre Moscovici ont appelé «cette extraordinaire machine
d’invasion intellectuelle que constituent désormais les états-Unis»"
(Conclusion de lavis n° 1863 du 14.10.1999 de la Commission des Affaires
étrangères sur le projet de loi de finances pour 2000; source : <http://www.assemblee-nationale.fr>).
Croire, et surtout tenter de faire croire, que l’anglais ne doit plus être
considéré comme une langue étrangère, c’est détourner l’attention des causes de
ce déséquilibre qui menace toute l’humanité :
- L’apprentissage de l’anglais, en France comme dans tous les autres pays
non-anglophones, a un coût astronomique en argent et en temps, un temps qui,
selon l’axiome "Time is money", est aussi de l’argent. - La population native anglophone ne représente que 8% de l’humanité; pour
92%, cet effort représente un détournement de ressources humaines, financières
et matérielles au profit de "cette machine d’invasion intellectuelle",
pas seulement intellectuelle, d’ailleurs. - Du fait qu’une véritable maîtrise de toutes les ressources et subtilités
de l’anglais, permettant un dialogue d’égal à égal, n’est globalement
accessible sans effort supplémentaire qu’aux natifs anglophones, l’anglais
devient de fait un facteur de fracture linguistique, d’inégalité des droits et
des chances par la langue. - Pour les pays non-anglophones, cet accès n’est possible que moyennant un
effort financier important des personnes, des entreprises et des institutions,
ce qui le réserve à une frange sociale plus privilégiée ou disposée à des
sacrifices. - Le choix de l’anglais dans le rôle de langue de relations internationales
équivaut à la ratification, sans contrepartie, d’un traité faisant du pays le
plus puissant de l’anglophonie le point de départ et d’arrivée des flux
d’échanges et le centre des décisions à l’échelle mondiale. - L’anglais est la langue NATIONALE d’un certain nombre de pays; lui donner
le nom de langue INTERNATIONALE et l’adopter comme telle, c’est non seulement
dispenser ces pays de tout effort budgétaire supplémentaire d’enseignement des
langues, mais c’est contribuer à leur enrichissement aux dépens de tous les
peuples non-anglophones. C’est ce qui a permis à un directeur du British
Council de dire : "Le véritable or noir de la Grande-Bretagne n’est pas le
pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise" . - à l’échelle de l’Europe, du fait que l’apprentissage d’une langue
étrangère nécessite de longs séjours dans le pays où elle est parlée, c’est en
Angleterre, l’une des NATIONS de l’Europe, que les élèves européens se rendent
en majorité et en premier lieu pour apprendre la langue de cette NATION. - Dans tous les pays européens non anglophones, il est fait appel à des
enseignants natifs anglophones pour enseigner l’anglais. Il est donc clair que
l’anglais est avant tout d’une langue NATIONALE. - Mieux encore : malgré ce surcroît d’efforts sans réciprocité, le nombre
d’annonces d’emplois réservés à des natifs anglophones pour des postes de
responsabilités dans des organisations européennes subventionnées par
Bruxelles, et comportant des exigences discriminatoires telles que "English
mother tongue" ou "English native speaker", ne cesse de croître.
Leur nombre s’élevait à 895 le 27 octobre 2004 sur le site <
www.lingvo.org/diskriminacio > où elles sont recensées et affichées. Ceci
démontre qu’une langue NATIONALE, que certains prétendent pourtant être plus
facile que les autres, ne convient pas dans le rôle de langue INTERNATIONALE. - De toutes les langues, du fait de sa complexité graphique et phonétique,
l’anglais est celle qui prédispose le plus à la dyslexie comme l’ont montré
des recherches publiées dans la revue "Science" (16 mars 2002).
Zéro pour Thélot !
L’anglais est de ce fait le plus mauvais choix possible. Le comble de
l’absurdité, de l’incohérence et de l’inconscience, si l’objectif affiché du
rapport Thélot est "Vers la réussite de tous les élèves", c’est de le
préconiser comme première langue alors qu’il s’avère être une langue de blocage,
d’inhibition, de discrimination, préjudiciable à l’ouverture sur les autres
langues et cultures.
L’application des avis émis dans le rapport Thélot n’aurait d’autre effet que
de favoriser, d’accentuer et d’accélérer le déroulement du processus de fracture
linguistique par une version appauvrie de l’anglais qui n’en restera pas moins
une langue tueuse de langues, un "language killer" doublé d’un langage qui
leurre. Un tel enseignement lamentablement utilitariste, s’il était accepté,
renforcerait de façon sournoise une politique linguistique d’alignement rendant
irréversible le processus de colonisation de l’Europe et du monde par les
états-Unis avec la complicité de la Grande-Bretagne. Il est visible que, à
travers les années, de recul en recul de la part de ceux qui ont dirigé ce pays
comme les autres nations non anglophones, l’anglais a pu s’installer de façon
insidieuse de façon à conduire vers une politique du fait accompli, en dehors de
toute décision démocratique.
Si l’on rêve d’une Europe respectueuse de l’égalité des chances, d’une Europe
démocratique et de progrès de la démocratie dans le monde, c’est raté !
Dans le projet trompeur de constitution européenne, encore accepté par aucun
des peuples concernés, il n’existe aucune garantie contre l’intrusion de
l’anglais comme langue unique de l’Union européenne qui est déjà, dans les
faits, la langue unique de la Commission. L’objectif prévisible et non avoué
est, de façon insidieuse, de mettre les Européens devant le fait accompli, ceci
en conformité avec les visées de l’"Anglo-American Conference Report 1961",
un accord occulte entre les états-Unis et la Grande-Bretagne visant la
domination de la planète par le biais de la langue, ceci peu de temps après le
discours de fin de mandat dans lequel le président Eisenhower avait lancé une
mise en garde contre la menace représentée par le complexe militaro-industriel
(voir les ouvrages "Linguistic Imperialism" et "English-only Europe ?"
du professeur Robert Phillipson, parus chez Oxford University Presse
respectivement en 1992 et 2002).
Cet à-plat-ventrisme devant le pays qui abuse déjà de sa force, et qui sera
d’autant plus tenté d’en abuser que notre veulerie contribuera à renforcer son
emprise, ne suscitera jamais son respect. Pour justifier le retrait des
état-Unis du protocole de Kyoto, G.W. Bush a dit en 2001 que "Le mode de vie
américain n’est pas négociable". Quand bien même le monde sombrerait dans la
détresse absolue et le chaos, il ne faut rien attendre de ce pays où la
criminalité et le paupérisme prennent des dimensions préoccupantes, de ce pays
qui veut imposer son système économique et social au monde alors qu’il est
incapable d’équilibrer son budget même en pillant les ressources de la planète,
en privant les peuples les plus démunis des leurs, en s’accaparant des
territoires tels que la base de Thulé.
Les gouvernements qui mènent leurs pays à la faillite et à la décadence
finissent par chercher une diversion dans la guerre contre un ennemi imaginaire,
inventé pour la circonstance. Les Talibans, Saddam Hussein, Oussama Ben Laden
sont des purs produits d’une politique malpropre de Washington. Il importe donc
plus que jamais de diversifier le flux des échanges par une politique
linguistique qui ne mette pas le monde à la remorque d’une locomotive folle,
incontrôlée et incontrôlable. Il est parfaitement hypocrite de gloser sur le
développement durable et équitable sans considérer les aspects linguistiques.
Reconnaissant la nécessité d’arriver à un "plurilinguisme raisonnable",
le professeur Umberto Eco avait dit, lors d’un entretien publié dans "Le
Figaro" (19 août 1993) : "On ne peut pas passer son temps à apprendre
toutes les langues, mais il faut acquérir une certaine sensibilité aux
différents langages." Or cette sensibilité si nécessaire ne peut être donnée
que par une langue logique, accessible même aux élèves les moins doués,
éveillant le goût de la découverte, favorisant l’inventivité, familiarisant
l’esprit à divers types de syntaxes, de structures (flexionnelles,
agglutinantes, isolantes) et de constructions linguistiques (analytiques ou
synthétiques).
Libre de tout lien avec quelque puissance que ce soit, neutre, comme l’était
le latin, mais sans en avoir les difficultés qui ne le rendaient accessible qu’à
une frange privilégiée de la population, reconnu comme un "chef-d’oeuvre de
logique et de simplicité" par 42 savants de l’Académie des sciences en 1924,
l’espéranto a sa place dans tous les programmes d’enseignement des pays de
l’Union européenne et du monde comme l’avaient confirmé, en 1922, un rapport de
la Société des Nations et deux résolutions de l’Unesco en 1954, puis 1985.
L’émergence de l’espéranto, qui se place aujourd’hui entre deux des dix langues
les plus parlées du monde, le portugais et le chinois, par le nombre d’articles
dans l’encyclopédie libre réticulaire "Wykipedia", offre en ce domaine
des perspectives qui méritent examen non seulement en tant que langue
INTERNATIONALE à part entière, mais aussi comme ouverture à cette "sensibilité
aux langages" à laquelle le professeur Umberto Eco a fait allusion, à un
enseignement préparatoire et d’orientation linguistique.
Henri Masson
Coauteur, avec René Centassi,
ancien rédacteur en chef de l’AFP,
de "L’homme qui a défié Babel",
paru simultanément en seconde édition
avec la traduction en espéranto chez L’Harmattan, Paris, 2001.
Traduction en cours en espagnol et en coréen.
http://www.esperanto-sat.info
(Le 30 octobre 2004)