http://www.lefigaro.fr/litteraire/20040318.LIT0019.html
L’anglais est devenu aujourd’hui la langue de la science. Les scientifiques français, comme tous leurs homologues dans le monde, rédigent leurs études dans cette langue. Ils y sont obligés car publier dans une revue internationale constitue l’un des principaux critères d’évaluation de la recherche. L’exhortation est épinglée dans tous les laboratoires : «Il faut publier ou périr» (Publish or perish).
Le système est très contraignant et pervers. En effet, les chercheurs ont intérêt à fragmenter leurs publications pour faire nombre. Résultat, il y a aujourd’hui dans le monde près de 24 000 revues scientifiques. En plus d’hebdomadaires généralistes comme Science et comme Nature, il existe une multitude de mensuels de référence spécialisés, presque tous introuvables.
à l’intérieur de cette masse énorme de titres classés selon une hiérarchie très pointilleuse, la cote des revues de langue française n’a cessé de s’effondrer depuis une trentaine d’années. Il n’y a qu’une seule solution pour survivre : opter pour l’anglais. C’est le choix qu’a fait, par exemple, en juin 2002, l’Académie des sciences lors de la refonte de ses Comptes rendus, dont le déclin paraissait inexorable. Un changement passé inaperçu.
Dans le débat actuel sur les financements de la recherche et la place de la science dans notre société, la problématique de la langue est toujours escamotée. On mesure avec un sérieux de comptable l’évolution de la part des publications scientifiques françaises dans le monde (autour de 5%), mais on oublie de préciser que toutes ces contributions sont en anglais et qu’elles sont quasiment inaccessibles à la plupart des citoyens qui les ont financées.
La quarantaine de chercheurs que nous avons interrogés acceptent cette situation avec fatalisme. Les plus âgés avouent n’avoir aucune facilité pour écrire dans la langue de Shakespeare et reconnaissent qu’ils doivent souvent se faire aider par des collègues anglophones. Beaucoup assurent qu’ils seraient ravis de rédiger une version française de leurs travaux, à condition toutefois que cette étape soit prise en compte dans la progression de leur carrière. Quelques méchantes langues ajoutent que, si les plus jeunes se débrouillent mieux en anglais, ils connaissent des difficultés avec le français.
Le basculement du savoir scientifique dans la langue anglaise a des implications inattendues. Il arrive parfois que l’étude d’un chercheur français suscite plus d’intérêt et de curiosité de la part des médias britanniques ou nord-américains qu’ici, alors qu’elle concerne directement notre pays. C’est ainsi par exemple que des recherches sur la pollution du Morvan par les Celtes au IIe siècle av. J.-C. ont été repérées d’abord par un journaliste britannique (voir Le Figaro du 5 février 2004). S’il ne l’avait pas découvert, ce travail serait sans doute passé inaperçu en France.
Le monde anglophone se trouve désormais directement abouché à tout ce qui se fait de plus neuf dans les laboratoires du monde entier. Physique, biologie, médecine, écologie, agronomie, climatologie, hydrologie, urbanisme, archéologie, entomologie, c’est un Niagara qui se déverse dans l’anglais. Chez nous, la situation est exactement inverse : on assiste à une fuite du savoir au moins aussi inquiétante que la fuite des cerveaux dont on parle beaucoup actuellement. L’évaporation des connaissances scientifiques hors du champ du français est telle que de plus en plus de scientifiques avouent parfois avoir du mal à trouver des équivalents français aux mots qu’ils utilisent chaque jour dans leur discipline.
Mais les effets pervers de ce système ne s’arrêtent pas là. En n’ayant jamais l’occasion d’être en contact direct avec les études scientifiques, nos compatriotes se font une fausse idée de la science. Soit ils tombent dans une sorte de scientisme ridicule voire dangereux, portant aux nues des pseudo-savants qui vont sauver le monde et guérir toutes les maladies, soit, au contraire, ils diabolisent les chercheurs, les soupçonnant d’orienter leurs travaux en fonction d’intérêts inavoués.
Dans ce contexte, la possibilité d’avoir accès à une version française des études réalisées par les chercheurs de notre pays représenterait une avancée (Internet offre d’énormes possibilités). Les études sont souvent courtes, elles comportent une introduction, une discussion et une conclusion qui sont à la portée des non-scientifiques. Le public découvrirait à cette occasion que la recherche lance des études très fouillées dans de nombreux domaines bien avant que l’actualité s’en saisisse (santé, pollution, risques naturels, agronomie, etc.). Au ministère de la Recherche, on avoue ne pas avoir abordé ce problème….
(Ce texte extrait du Figaro littéraire nous a été communiqué par notre correspondant M Germain Pirlot, gepir.apro@pandora.be , le 27 mars 2004)