LE FRANçAIS, UNE LANGUE NON ALIGNéE
(Le texte suivant diffusé par le groupe linguarum-democratia est de M.
Charles Durand, auteur du livre LA NOUVELLE GUERRE CONTRE L’INTELLIGENCE)
Quelques idées à la suite du congrès mondial d’espéranto (26 juillet-2 août
2003)
PARTIE 1:
Je voudrais communiquer aux membres du forum quelques réflexions personnelles
à la suite du congrès mondial despéranto 2003 auquel jai assisté du 26 juillet
au 2 août à Gothembourg (Göteborg), Suède. Le texte de mon allocution à
Gothembourg a déjà été diffusé sur le forum par Renato Corsetti mais jaimerais
apporter quelques éléments dinformation supplémentaires qui pourraient, je
pense, être utilisés à profit par les associations qui se consacrent à la
défense des langues nationales, en Europe ou ailleurs. Le texte qui suit se
focalise sur le français mais les remarques que vous y trouverez et les
conclusions sont parfaitement applicables à de nombreuses autres langues.
Avant de me rendre à Gothembourg, je navais que des connaissances livresques
à propos de lespéranto. Je comprenais les principes que Zamenhof avait utilisés
dans la conception de la syntaxe et dans le choix des racines lexicales de
lespéranto. Toutefois, je navais jamais vu les Espérantistes à loeuvre. A ma
grande surprise, jai constaté une très grande aisance de communication et jai
découvert que, loin de son caractère prétendument artificiel, lespéranto était
en fait la langue maternelle de plusieurs des participants au congrès et de
certains de mes interlocuteurs.
Jai eu la chance de prononcer mon allocution lors de la séance inaugurale,
ce qui a éveillé lintérêt de nombreux participants qui ont voulu me rencontrer
par la suite. Si beaucoup de ceux qui ont discuté avec moi étaient français, il
faut aussi noter que des Danois, des Russes, des Chiliens et des Norvégiens ont
très solidement appuyé mes propos. Globalement, les remarques que jai faites à
propos de lenvahissement de langlais dans nos sociétés ont trouvé un écho
immédiat dans tout lauditoire, francophone ou pas !
Certains des congressistes que jai eu loccasion de connaître sont des
polyglottes dune très grande culture, et nettement supérieurs à la moyenne par
leur compréhension du monde et de la conjoncture actuelle. Dautres sont des
gens relativement moyens, qui ont étudié les langues étrangères mais qui nont
jamais pu les maîtriser vraiment et qui se sont rabattus, avec un succès total,
sur lespéranto comme langue de communication internationale. Lespéranto leur a
permis de voyager dans le monde entier et dentrer en contact de manière très
efficace avec des étrangers lointains, bien plus quils nauraient pu le faire
avec une quelconque langue naturelle. Globalement, si lon sinforme un peu sur
lhistoire du mouvement espérantiste, on peut affirmer que les Espérantistes, en
tant que groupe, ont été des précurseurs dans lidentification des problèmes
linguistiques actuels quils avaient prévus depuis longtemps, quels que soient
les cadres dans lesquels ils sont survenus (pays institutionnellement
monolingues ou multilingues, communications transnationales, etc.)
Le monde espérantiste est vaste. Si lun des buts déclarés des Espérantistes
est de répandre lusage de lespéranto, il existe aussi une fraction de ces
derniers qui désire garder la langue pour elle. Les Espérantistes ont
parfaitement conscience quils ne sont pas du tout conformistes et leur langue
leur permet dentrer en contact avec des gens dont la diversité ne peut être
atteinte par aucun autre moyen. Cest-à-dire quelle permet une communication
totale entre personnes différentes qui ne concèdent en rien de leur identité
propre au profit de cette communication comme cest, automatiquement, le cas
contraire lorsque lun des interlocuteurs parle la langue de lautre. Si, à
Paris, par exemple, il est possible de rencontrer des gens de toutes
nationalités et origines, le fait quils parlent français avec des francophones
natifs obligent leurs discours à se conformer au cadre sociolinguistique
français. Lespéranto, au contraire, permet aux interlocuteurs de ne rien
renoncer à leurs identités et particularismes. Dès lors, on conçoit que certains
membres du club souhaitent le garder pour eux seuls. Une autre tendance
minoritaire est le mouvement SAT qui, daprès ce que jai compris, voudrait,
grâce à lespéranto, faire émerger une société plus ou moins homogène à
léchelle de la planète qui serait alors chapeautée par un gouvernement mondial.
Si ces diverses tendances demeurent largement minoritaires, il est néanmoins
intéressant de les signaler car elles soulignent une diversification que lon ne
peut éviter lorsque on a affaire à des regroupements importants et qui sont
transnationaux par dessus le marché.
Dans leur grande majorité, les Espérantistes semblent être très favorables au
développement des langues et des cultures nationales et fortement hostiles à
lémergence de toute langue impériale ou de toute langue naturelle qui aurait la
prétention de devenir la lingua franca à léchelle mondiale. Même sils ne sy
impliquent pas forcément, ils soutiennent la défense des langues nationales.
Cependant, à léchelle internationale, ils sont naturellement un peu soupçonneux
lorsquil est question de défendre une langue pour le seul motif de limposer
par rapport à une autre qui, autrement, aurait tendance à prendre sa place.
Défense qui ne serait bien évidemment inspirée que par une volonté impériale
concurrente. Cest ainsi quils se méfient naturellement des initiatives
françaises qui visent à restaurer le rôle du français au sein des organisations
européennes ou internationales lorsque lambition recherchée nest que dassumer
le rôle que joue langlais en première place ou ex æquo avec ce dernier et au
détriment, bien sûr, dautres langues.
Si les Espérantistes soutiennent totalement les efforts des ONG et diverses
associations pour préserver les langues et développer les cultures nationales et
même régionales, ils mont fait prendre conscience que, sur la scène
internationale, le discours de la Francophonie officielle doit être repensé pour
quil soit acceptable par la communauté espérantiste. Suivant langle sous
lequel on la regarde, la Francophonie institutionnelle peut effectivement
apparaître comme une entreprise dexpansion néocoloniale par le biais de la
langue. Pour désamorcer ce type de critique, il est je pense important que la
construction francophone découle dune logique parfaite et de nécessités
clairement exprimées.
Les raisons pour lesquelles le français a reculé dans certains pays sont
multiples. En Espagne et en Italie, par exemple, le français était une langue
relativement bien maîtrisée par les élites jusquà une date assez récente. Sils
sen sont détournés, cest souvent à cause de la qualité déclinante de notre
littérature et de notre production intellectuelle officielle plus généralement
(ce qui nest dailleurs pas étranger au fait quune proportion significative de
cette dernière sexprime en anglais !). La qualité de cette production est la
meilleure publicité que les francophones peuvent faire de leur langue et les
locuteurs dune langue qui sous-tend une production intellectuelle qui apparaît
déclinante ne peuvent jamais prétendre à une prédominance internationale de leur
idiome, même secondaire, sans agacer leurs voisins.
Il me semble, par contre, que le discours de la Francophonie institutionnelle
prend toute sa force si lon exprime haut et clair que le français véhicule un
autre type de message et des valeurs différentes de celles propagées par la
langue anglaise. Si les francophones veulent conserver pour leur langue un
espace vraiment international et qui ne se limite pas quaux seuls pays
francophones, cest pour permettre aux élites mondiales daccéder à dautres
modèles, à une autre vision du monde qui ne doit calquer le monde anglo-saxon en
rien, sous peine de réduire à néant le rôle quelle est censée jouer. Dautre
part, en ce qui concerne la communication internationale directement utilitaire,
et dans la mesure où des acteurs francophones ne sont pas déjà impliqués des
deux côtés de la chaîne, il faut discréditer lusage de langlais au profit de
lespéranto dont la facilité dapprentissage et le caractère neutre en font un
outil dune efficacité sans commune mesure avec celle que lon peut
raisonnablement atteindre en anglais.
Les Espérantistes ont un bureau à Bruxelles et son personnel a un rôle très
particulier. Pouvant lire dans une vingtaine de langues, le rôle de ce bureau
est de rechercher tous les articles publiés par les presses de divers pays et
qui soulignent les abus de la situation linguistique actuelle, surtout en
Europe. Ce sont eux, par exemple, qui ont communiqué sur les forums
électroniques consacrés aux langues nationales les annonces des journaux
bruxellois destinées à rechercher du personnel de langue maternelle anglaise à
lexclusion des candidats qui pourraient posséder parfaitement cette langue à
côté dune autre langue maternelle ! La prise de conscience de ces cas flagrants
de discrimination sur une base strictement ethnique sensibilise les esprits et
déclenche des réactions hostiles vis-à-vis de limpérialisme linguistique
anglo-saxon. Elle est favorable à la cause des associations de défense des
langues nationales, quil sagisse de faire respecter le droit à travailler dans
sa langue maternelle ou quil sagisse de combattre labâtardissement des
grandes langues de culture. Les Espérantistes ont donc engagé des actions
offensives simplement en dénonçant de manière indirecte les abus associés à la
langue anglaise à une échelle internationale. Les actions de ce type doivent
absolument être soutenues et renforcées par les associations de défense des
grandes langues nationales.
La Francophonie institutionnelle sest toujours prononcée « contre une guerre
linguistique quelle ne pourrait gagner de toute manière ». Je ne sais pas ce
qui est impliqué dans ce type daffirmation que jaie pu voir à plusieurs
reprises dans des documents officiels. En 2001, par exemple, lors de la
conférence organisée par lAUF (Agence universitaire de la Francophonie) à
Québec sur le français langue scientifique, nous avions eu droit à un discours
douverture de Jean-Claude Guédon qui nous avait souligné comme « inutile et
antiproductive toute confrontation entre le français et langlais » sans
toutefois suggérer des actions de sape fort intelligentes comme celles dont les
Espérantistes ont eu linitiative. Il serait effectivement idiot de tenter de
réimposer le français pour quil prenne la place de langlais dans une logique
de confrontation et de concurrence, mais il serait encore plus idiot de ne pas
saisir toute occasion pour saper le rôle de langlais et ne pas affirmer haut et
clair que le rôle du français est désormais celui dune langue non alignée, en
évitant soigneusement dévoquer une concurrence quelconque. Sil faut combattre,
il ne faut surtout pas le faire sur des bases de type anglo-saxon. Il faut
dénoncer sans relâche les absurdités de la communication internationale en
anglais, les privilèges insensés attribués à la communauté anglo-saxonne,
lédification dun empire aux dépens des benêts qui le soutiennent. Que pensent
les diplomates étasuniens de la cocalification des esprits européens ? « Le
monde en redemande et est prêt à payer pour (1) ! », déclarait le consul
américain à Berne à une Espérantiste de La Chaux-de-fonds, quil avait eu
loccasion de rencontrer…
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
(Ce texte de M. Charles Durand,
charlesx.durand@laposte.net, nous a été communiqué par M Germain Pirlot,
gepir.apro@pandora.be, le 8 septembre 2003.)