Vive les anglicismes libres!
Contrairement ce qu’on pense, il n’y aurait pas de langues plus amies que le
français et l’anglais. Après un millénaire de concubinage, elles
n’auraient pas fini de s’enrichir l’une l’autre. En doutez-vous? Le dernier
livre de Henriette Walter va faire rugir tous les frileux de la francophonie.
Christian Rioux
Correspondant du Devoir à Paris
"Big panini". Les mots s’affichent en gros caractères dans la
vitrine des deux cafés qui jouxtent l’église Saint-Augustin, près des grands
boulevards. Henriette Walter, qui habite à deux pas de là, ne manque jamais de
s’arrêter quelques instants devant ce bel exemple de brassage linguistique.
Un cas en or pour cette linguiste un peu excentrique qui a déclaré la
guerre à tous ceux qui rêvent d’une "langue pure". Si vous passez
par son immense appartement de la rive droite, elle vous expliquera longuement
comment le mot panini, qui est le pluriel de panino (petit pain), en est venu à
désigner ces sandwichs chauds que le français ne savait pas nommer. Quant au
"big", et bien, dit-elle, il ne s’agit peut-être que d’un effet de
mode qui sera disparu dans quelques années.
Pas question pour cette amoureuse des langues de monter sur ses ergots dès
qu’elle voit un "big", un "best" ou un "much".
Henriette Walter n’en démord pas. Elle est convaincue que les francophones
doivent cesser d’avoir peur du "grand méchant loup".
Même que, contrairement au préjugé populaire, elle est convaincue que
l’anglais et le français ne vivent pas une amourette ou une simple aventure,
mais une véritable histoire d’amour depuis près d’un millénaire. C’est du
moins la thèse qu’elle défend dans son dernier livre, Honni soit qui mal y
pense (Robert Laffont).
"Aucunes autres langues n’ont eu des rapports aussi suivis",
dit-elle. Elle en veut pour preuve que deux mots anglais sur trois viennent
carrément du français. Deux sur trois! A l’inverse, on ne recense que 5 ou 6%
de mots français qui viennent de l’anglais.
Alors, pour l’assimilation et l’envahissement linguistique, on repassera! 700
ans d’assimilation… française
Pour mettre de l’ordre dans les préjugés, rien de tel qu’un petit
cour d’histoire.
"Les rapports entre l’anglais et le français ont commencé au XIe
siècle, dit Henriette Walter. Peut-être même avant puisque ce sont les mêmes
populations celtes et romaines qui ont occupé les territoires de part et
d’autre de la Manche. évidemment, les influences ont été très différentes.
Le latin ne s’est pas impos aux populations d’Angleterre comme en France
avec la montée du christianisme. Il est resté confiné à la noblesse, dans
certains monastères et les grandes villes fortifiées."
Pendant ce temps, le latin se mélangeait si bien au gaulois et aux langues
germaniques en France que lorsque Charlemagne s’y rendit, au VIIIe siècle, il
ne reconnut plus le latin qu’il avait appris. Pour relatiniser la France, il
fera venir d’Angleterre le grand savant Alcuin, qui parlait un latin
traditionnel. C’est donc grâce à un Anglais de York que le français naissant
renouera avec ses origines latines.
Plus tard, le français s’est imposé en Angleterre comme la langue du roi et
de la cour. Il sera toujours plus prestigieux que la langue des paysans. Voilà
pourquoi les animaux de sa Gracieuse Majesté ont un nom pour les champs (pig,
sheep, ox) et un autre pour la table (pork, mutton, beef). De la même façon,
les fleurs des arbres (blossom) sont anglaises alors que le cultivées sont
françaises (flower).
"La plupart du temps, les gens ont complètement oublié l’immense
influence que le français a eue sur l’anglais, dit Henriette Walter. Ceux qui
enseignent les langues vivantes oublient d’en raconter l’histoire. Or,
l’histoire nous fait comprendre qu’il n’y a pas de langues pures. Toutes les
langues ont toujours emprunté. Et heureusement!"
A l’inverse, le Français ne commence à s’intéresser à l’anglais qu’à
partir de la révolution française. "Pour prendre quelque chose à une
langue, il faut admirer les gens qui la parlent", dit la linguiste.
Voltaire admirait le système parlementaire britannique. Ce qui fait qu’une
partie de notre vocabulaire politique vient justement d’Angleterre (ex.:
parliament).
La mode se démode
Pour la linguiste, lorsqu’une langue emprunte des mots à une autre, c’est
généralement qu’elle en a besoin. Bien sur, il y a aussi la mode. Mais la mode
se démode. Il y a donc des mots qui disparaissent aussi vite qu’ils sont venus.
Ils ne restent parfois que quelques années.
"Pour dire qu’une chose est belle, mon grand père, disait "iklife"
(high life). Il prononçait le mot comme il le lisait. Plus personne ne dit ça.
C’est complètement disparu. Ce n’est plus la mode. Les anglicismes qui restent
sont la plupart du temps ceux qui servent car ils ne font pas double emploi et
introduisent quelque chose de nouveau."
Le fameux week-end est arrivé en France avec les congés payés du samedi et
du dimanche qui n’existaient pas auparavant. Il n’y avait donc pas de mot pour
les désigner. Quant à la fin de semaine québécoise, elle crée une confusion
en France, où elle désigne le jeudi et le vendredi.
"Quelques fois, la langue résiste sans qu’on le sache", dit
Walter. Il y a dix ans, le monde des sports parlait de "doping".
Aujourd’hui, il est question de "dopage", une forme parfaitement
française.
Henriette Walter a noté, à partir de 1925, la progression des mots en
"ing": parking, smoking, pressing, etc. Mais, la mode est passée,
dit-elle. Dans les dictionnaires récents, elle en a trouvé très peu de
nouveaux. Living (room) a même été progressivement remplacé par séjour. La
vieille forme française en "age", courante au Québec, est aussi de
retour.
"Le plus extraordinaire, c’est que ça s’est fait tout seul!"
Selon la linguiste, les Francophones ont la mémoire trop courte. Personne ne
se plaint plus du vocabulaire emprunté au néerlandais au XIIIe siècle
(cabillaud, mite, brandy, brodequins, etc.). Au XVIe siècle, on s’est plaint de
l’italien qui était la langue de l’élégance, des arts de la table et de
l’architecture. Les italianismes choquaient énormément et furent vivement
dénoncés.
"Qui en a encore contre le mot escarpin? A l’époque, on disait escarpe
pour désigner les chaussures. Ce n’est pas resté. Escarpin est demeuré parce
qu’il désigne une chaussure fine et non un simple soulier. C’est la même chose
pour les anglicismes. Il y a de bons et de mauvais."
Le latin est de retour
Lorsque de mots nouveaux arrivent, ils dérangent souvent. "On aime bien
nos habitudes. On est choqué de voir les jeunes parler autrement et utiliser
des mots anglais. Pourtant, au bout d’un certain temps, ces mots deviennent
français où disparaissent."
Même en situation très minoritaire, comme en Acadie, "le français
reste du français", note Henriette Walter. En France, "il y a très
peu de structures syntaxiques qui viennent de l’anglais parce que les Français
parlent assez peu anglais."
La linguiste a même découvert que, contrairement à ce qu’on croit, la
langue de la mondialisation est peut-être… le latin. 80% des mots des
nouveaux dictionnaires d’informatique sont en effet d’origine latine.
"Bien sur, l’anglais est devenu la langue internationale. Mais de quel
anglais parle-t-on? C’est un anglais qui ressemble souvent au latin. Or, la
langue française est d’origine latine. Et si nous acceptons tellement de forme
anglaises, c’est probablement parce qu’elles contiennent beaucoup de latin,
notre mère commune."
Douce revanche! Un des vieux professeurs de Henriette Walter ne disait-il pas
que le latin s’était transformé parce qu’il était mal foutu et trop
compliqué? "Finalement toutes les langues romanes et germaniques ont
passé leur temps à lui emprunter des mots. Ce qui fait qu’on a un fond commun
qu’on n’a pas besoin d’inventer." Il n’y a qu’à penser au vocabulaire de
la botanique, de la médecine et des sciences en général.
Pour Henriette Walter, il faut donc distinguer la langue française, dont le
bulletin de santé est bon, du combat politique nécessaire pour sa
reconnaissance.
"Il est évident que le français n’est plus la langue internationale
qu’elle a été quand elle était parlée par toutes les cours d’Europe. Elle a
besoin de faire sa place et de lutter. Ce qui ne veut pas dire que le français
va mal. Au contraire, le français est parfaitement capable d’exprimer le monde
moderne, avec les mots qu’il emprunte à l’anglais et ceux qu’il engendre avec
son fond propre. Si le français n’empruntait pas de mots anglais, ce serait
même inquiétant. Ce serait un signe de fossilisation."