ON NOUS TIRE LA LANGUE*
Charles Castonguay
Oser. Tel était le thème de Lucien Bouchard à louverture
de sa première session comme premier ministre. Joserai. Nous oserons,
répétait-il, en présentant son premier Cabinet.
On ne peut pas dire quil a osé bien fort dans le dossier
linguistique. à peine osait-il se regarder dans le miroir. Et il le tenait bien
loin, son miroir. Il craignait de voir ce que les médias véhiculent comme
image du Québec à létranger. Son approche à la question linguistique, cétait
le quen-dira-t-on à Los Angeles.
Pas besoin de regarder si loin. Il suffit de voir les médias
anglophones du Canada et de Montréal.
Si bien que juste avant Noël, les états généraux sur la
langue étaient sérieusement esquintés. « Statu
quo au cégep et dans laffichage » disait la manchette de La Presse.
Larticle signé par Denis Lessard précisait que le gouvernement Bouchard navait
pas lintention de restreindre laccès au réseau collégial anglophone. Il
laisserait faire pendant encore cinq ans « pour surveiller la situation et
vérifier si cette liberté de choix accroît le nombre des transferts
linguistiques vers langlais. »
Toujours la bonne vieille position défensive. On va réagir
seulement si langlicisation devient criante. Pour le moment, ça ne dérange
pas. ça ne dérange pas que le poids des francophones se trouve miné par la
faiblesse du français dans le jeu décisif de lassimilation.
* Quatrième dune série de chroniques rédigées en marge
de la Commission des états généraux sur la situation du français, parue dans
Lautjournal, no 196, février 2001.
Oser quoi ? Oser restructurer la société québécoise
de façon à assurer lavenir du français au Québec, en lui attirant sa
juste part des transferts linguistiques ? Oser mettre fin au pouvoir dassimilation
disproportionné de langlais ? Oser remédier au préjudice
démographique que cela cause au français ? Forget it.
Le gouvernement et le conseil exécutif du PQ en sont venus
à conclure, selon Lessard, que rien ne permet daffirmer que le fait de
rendre obligatoire pour les non-anglophones la fréquentation des cégeps
francophones changerait quoi que ce soit aux transferts linguistiques. Je me
rappelle ce genre dargument du temps où lon débattait la langue daffichage
sauf que ça venait des
Libéraux! « Il ny a pas dindice suffisant pour démontrer que les
choix linguistiques se font pendant les années où les jeunes fréquentent le
cégep », résume-t-on. « Ce ne sont que deux années, et on pense
quà cet âge, les choix linguistiques sont déjà pas mal cristallisés. Limpact
sur la langue serait négligeable, mais socialement, leffet risque dêtre
négatif », indique-t-on.
La position défensive tout confort. à plat ventre devant le
filet.
Derrière ces propos osés se profile le mémoire de Bouchard
frère, quon peut lire sur le site Web de la Commission Larose. Allez voir, cest
pas long.
Autrement dit : chers concitoyens, ne vous fatiguez pas.
Faites le point sur les transferts autant que vous voudrez, débattez jusquà
perdre haleine la pertinence détendre au cégep le régime scolaire de la
loi 101. Après tout, ce sont deux éléments importants du mandat de la
Commission. Mais pour nous qui gouvernons, le point est fait et le débat est
clos.
ça cest gouverner !
à un jour près, M. Larose confirmait au Devoir quil
penche en faveur de « poursuivre lexpérience actuelle » et soppose
à la prolongation des contraintes de la loi 101 jusquau cégep. Alors, on
fait quoi maintenant ?
On fait des journées thématiques. Cest bon pour susciter
de nouvelles subventions. Une journée sur les transferts linguistiques ?
Mais voyons donc. On en profite pour faire un remake du coup davant
Noël avec le gros bouquin du Conseil de la langue française (CLF) dont je vous
ai parlé dans ma chronique précédente. Deux journées dos-à-dos pour noyer
les « enjeux démographiques » dans l« intégration
linguistique ».
Comme la brique du CLF, ça se prépare davance. Puis, paf
! on sature lactualité en lançant Ils sont maintenant dici,
rapport euphorisant où le professeur Jean Renaud démontre hors de tout doute
que tout va pour le mieux côté intégration des immigrants à la société
francophone de Montréal. Et on enterre les 15 minutes consacrées aux données
de recensement sur les transferts en multipliant les exposés sur nimporte
quoi, du sort douloureux de la minorité anglaise au rapport réchauffé sur la
langue dusage public, comme si ces thèmes avaient une quelconque
crédibilité, en passant par les élucubrations habituelles de Jacques Henripin.
Inviter ce dernier à entretenir les commissaires de ses
supputations erronées ? Lui qui, depuis des lustres, ne se tient plus au
fait de la recherche en démographie linguistique ? Lart de noyer le
poisson.
Croyez-le ou non, Henripin a encore sorti sa rengaine voulant
que le poids des francophones est toujours à la hausse au Québec et à
Montréal. En vérité, les recensements de 1991 et 1996 indiquent, depuis 1986,
une baisse régulière du poids des francophones soit, pour lensemble de la
décennie en cause, dun point de pourcentage dans la province et de 1,6 dans
la région métropolitaine.
Cette fois notre démographe national – de quelle nation,
je vous le demande ? – a reçu la bénédiction de Victor Piché,
directeur du département de démographie à lUniversité de Montréal. Laveuglement
idéologique de ces grands pontes est tel quils ne peuvent même plus
témoigner correctement de la composition de la population selon la langue
maternelle. Cest à se demander ce quils ont bien pu apprendre à leurs
étudiants. Décidément, tout était bon pendant ces deux journées pour
détourner notre attention des vrais enjeux.
LOpération Rapport Renaud a-t-elle permis au ministère
des Relations avec les citoyens et de lImmigration et à ses chercheurs
subventionnés de réussir leur manipulation des états généraux ? Après
la présentation du rapport, on se levait à qui mieux mieux pour réclamer quon
cesse demployer des mots inconvenants comme « allophone »
(personne de langue maternelle autre que française ou anglaise) ou comme
« francotrope » (allophone ayant en commun avec les francophones une
langue maternelle latine ou une histoire coloniale française). Quon ne parle
plus dassimilation ou, même, de transfert linguistique. La rectitude et la
censure sautocongratulaient.
à tout le moins, on peut dire que la Commission Larose sest
laissé organiser.
Un coup doeil sur le rapport Renaud suffit pour comprendre
pourquoi ses sujets se sont si bien intégrés à la société de langue
française. Cest à cause du profil ethnolinguistique atypique de son
échantillon. Celui-ci comptait au départ 839 immigrés allophones dont les
deux tiers étaient des francotropes, originaires par exemple dAmérique
latine, du Liban, de Haïti ou du Vietnam, et qui sintègrent plus facilement
à la population de langue française quà celle de langue anglaise. à la
fin de la période dobservation de dix ans, léchantillon initial sétait
effrité à 371 allophones seulement, dont trois sur quatre étaient des
francotropes. Avec des comportements linguistiques bien francophones à lavenant.
ça frise la fumisterie.
Cétait grande pitié de voir ensuite tous ces
professionnels du haut savoir – ou serait-ce du haut avoir – solliciter de
quoi bricoler dautres études et indicateurs de boutique.
Quant à la question du cégep français, les données de
recensement montrent clairement que seul le passage à lécole primaire ou
secondaire hausse de façon significative la part du français parmi les
transferts linguistiques consentis par les jeunes allophones. Cela stoppe net
lors du passage au collégial. Plus précisément, si lon suit sur une
période de cinq ans lévolution linguistique de la cohorte de jeunes
montréalais âgés de 10 à 14 ans en 1991 et de 15 à 19 ans en 1996, on
compte en fin de période 1500 transferts supplémentaires à langlais,
contre zéro au français.
Comment ça ? Ny a-t-il aucun allophone dâge
collégial qui se francise ? Si. Seulement, un nombre équivalent de jeunes
francophones du même âge sanglicisent. Sans doute au cégep anglais.
Cest clair comme de leau de roche. Pour connaître lincidence
du libre choix de la langue denseignement au collégial, pas besoin dattendre
encore cinq ans, Monsieur Bouchard… euh, Monsieur Landry. Ni de dépenser
encore des centaines de milliers de dollars pour concocter un autre indicateur
ou rapport bidon.
La Commission Larose osera-t-elle au moins porter à lattention
générale les faits sur les transferts linguistiques avant darrêter sa
recommandation définitive quant au cégep en français ?