ENSEIGNEMENT : BILL GATES CONTRE MOLIèRE
Les profs russes pleurent le français
Plus qu’ailleurs, dans la grande Russie, le
rouleau compresseur de la culture
anglo-américaine écrase le français. Dans les
écoles du pays, quelque 15 000 enseignants
veulent cependant encore y croire. Malgré la
dèche.
MOSCOU / HENRI ROTH
«En Russie plus qu’ailleurs, la langue de Bill Gates écrase celle de
Molière. Le rouleau compresseur anglo-américain envahit tout. La culture
française est menacée, d’autant plus que la présence économique de la France
en Russie n’est pas aussi forte que celle des Etats-Unis ou de l’Allemagne»,
s’alarme Jeanna Aroutiounova, présidente de l’Association des enseignants de
français en Russie.
La corporation représentant 15 000 professeurs tient
toute cette semaine son séminaire annuel dans un
sanatorium à Ivantieïev, au milieu d’un bois des
environs de Moscou. Entourés d’affiches d’Alsace ou du
Poitou, 220 enseignants dont 208 femmes participent à
des ateliers qui vont de la poésie de Prévert au cinéma
québécois en passant par les techniques d’enseignement
par ordinateur.
Les chiffres sont impitoyables. Le français n’occupe
plus le second rang derrière l’anglais. Les élèves le
délaissent non seulement comme langue principale, mais
aussi comme langue secondaire.
Marasme en plus
Ekaterina Filipova, enseignante de français à Riazan,
dénonce «la globalisation par l’anglais. En France
aussi, de moins en moins d’élèves apprennent le russe. Il faut lutter.» Sa
collègue moscovite Ekaterina
Gorbatcheva juge la situation plus grave côté russe:
«Dans notre pays on n’apprend qu’une seule langue
étrangère dans les écoles secondaires ordinaires; alors
l’anglais l’emporte.»
Le marasme économique russe n’arrange pas les bidons
francophones. «Tout le monde parle de nouvelles
technologies ou d’enseignement à distance, remarque
Ekaterina Filipova. Mais dans notre école nous n’avons
que quelques vieux ordinateurs et pas d’Internet. Il
faut de l’argent. J’enseigne pourtant dans une assez
grande ville. Ailleurs c’est pire.»
«La plupart de nos livres français sont des classiques
du XVIIIe ou du XIXe siècles, presque tous ont été achetés à l’époque
communiste.»
Marina Ouspilova
responsable de la section de littérature en langues
étrangères à la Bibliothèque centrale de Magnitogorsk.
Les bibliothèques de langues étrangères illustrent bien la situation. «La
plupart de nos livres français sont des
classiques du XVIIIe ou du XIXe siècles, presque tous
ont été achetés à l’époque communiste», déplore Marina
Ouspilova, responsable de la section de littérature en
langues étrangères à la Bibliothèque centrale de
Magnitogorsk, une ville d’un demi-million d’habitants
dans l’Oural. «Nous n’avons pas d’auteurs contemporains
et pas d’argent pour renouveler nos fonds.»
Le jeu de l’économie
Un éditeur, toutefois, retrouve espoir. «Le français a
perdu de son importance en Russie depuis 1985 environ,
à cause d’une certaine passivité de la France en Russie.
Mais depuis un ou deux ans de petits changements se
produisent», observe Alexis Riabov, président de
l’Association des amis de la France. «Il y a cinq ans,
on ne voyait pas de voiture française dans les rues de
Moscou, on n’y trouvait pas de restaurant français non
plus. Aujourd’hui des Renault et des Peugeot circulent,
on a vu s’ouvrir une bonne dizaine de restaurants
français, des salons de coiffure, des boutiques. Et de
grands groupes industriels comme Danone se mettent à
produire en Russie. Les gens commencent à comprendre
qu’avec le français on a aussi du travail. L’économie est
derrière tout cela.»
Une économie à double tranchant. Le salaire des
enseignants de français oscille entre 50 et 150 francs
suisses selon la région. Nonante pour cent d’entre eux
n’ont jamais visité un pays francophone. Certains d’entre
eux se laissent happer par les sociétés étrangères,
ce qui ne renforce pas la culture française dans les
écoles. Mais beaucoup d’autres gardent le feu sacré. Il
en faut pour franchir jusqu’à 5000 kilomètres, souvent
payés de sa propre poche, afin de participer au séminaire
d’Ivantieïev. Avec sa diction impeccable, la présidente
de l’association lance ce cri du coeur: «Il nous faut
continuer à aimer la langue française. Elle est comme
une femme si noble et si chaste qu’on ne peut lui être
infidèle.»
Enseignement Lexique 1812
Du «bel-étage» à la
«computerizatsia»
LEXIQUE Le français avait la cote au XVIIIe.
Aujourd’hui, le russe s’anglicise sans
vergogne.
Après s’être enrichie de nombreux mots français aux XVIIIe
et XIXe siècles, la langue russe s’anglicise à présent
sans vergogne. Aux XVIIIe et XIXe siècles, Pierre le
Grand et Catherine II avaient orienté leur pays sur la
France. La langue russe y a assimilé tout un lexique
dans le domaine de l’urbanisme (trottoir, chaussée), des
spectacles (bel-étage, orchestre, acrobate, garde-robe),
des transports (coupé, plate-forme) et des loisirs
(chaise longue).
On note un goût pour les mots composés (abat-jour,
avant-garde) qui se prolonge aujourd’hui, mais désormais
avec l’anglais: le Russe dit «cross-words» pour ses
mots-croisés et «price-list» pour une liste de prix. Et
il ne cherche pas à résister à la «computerizatsia» de
la société. Il écrit en caractères cyrilliques «provaïder»
et «saïte» et appelle son téléphone portable un
«mobilnik». Même les sigles anglophones sont adoptés et
on lit «Piïar» pour «PR», ce qui s’avère plus court
qu’attaché de relations publiques.
Avec la langue comme avec les sentiments, les Russes
sont très entiers. C’est tout ou rien. Peu d’entre eux
sont capables de parler une langue étrangère, mais ceux
qui y parviennent se révèlent souvent impressionnants.
Ils ont dans ce cas commencé leurs études de langues à
l’âge de 7 ans dans des écoles spécialisées et les ont
poursuivies jusqu’à l’Université. La complexité du russe
et le fait qu’il se chante plus qu’il ne se parle les
aide à atteindre une maîtrise inouïe d’une autre langue.
H. R.
Enseignement Lexique 1812
L’ombre de 1812
La disgrâce du français à Moscou n’est pas sans précédent.
En effet, lorsque la grande armée traversa le Niémen, en
1812, de très nombreux aristocrates russes se mirent,
par patriotisme, à apprendre leur langue qu’ils
n’avaient jusque-là jamais pratiquée – le français étant
seul utilisé à la cour. Tolstoï raconte d’ailleurs, dans
Guerre et paix, que celui qui utilisait un mot français
dans les salons des deux capitales était mis à l’amende.
Ce qui suscite cette réponse cocasse d’un prince
moscovite: «Bien, bien, mais comment le dire en Russe?»
G. Ol.
Enseignement Lexique 1812
(Le texte suivant extrait dEdipresse Publications nous a été communiqué
par notre correspondant cyrano@aqua.ocn.ne.jp
)