Bruxelles, le 12 octobre 2000 Rev.
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DES LANGUES EUROPéENNES
«Lunilinguisme porte en son sein le cancer de la « pensée
unique », cest-à-dire de la pensée morte.»
La question linguistique est une question dune très grande
importance pour lavenir de lEurope, au-delà de celui des institutions
européennes, et il me semble que, à lheure actuelle, cette question na pas été
approfondie, ni même débattue, au niveau des instances responsables. Il y a une
dérive vers langlais et si des décisions ont été prises, à un niveau que ce
soit, il sagit de décisions occultes et partisanes prises en labsence et à
linsu des parties intéressées. Or, compte tenu de limportance de cette
question, toute décision devrait être prise en connaissance de cause et avec la
participation et le consensus explicites de toutes les parties
intéressées.
Il va de soi que les débats entre fonctionnaires, quoi que
parties intéressées, mais pas les seules, ne peuvent quapporter des éléments
de réflexion. Dans cette optique, je voudrais relever deux questions
importantes qui se posent, parmi dautres, lorsque lon soulève le problème des
langues de travail des institutions européennes: la question culturelle et la
question démocratique.
1. La question culturelle
Une langue est toujours et, avant tout, lexpression dune
culture, peut-être même lexpression la plus complète dune culture.
En général, lon considère que, à lintérieur des
institutions européennes, il existe « grosso modo » deux grands blocs, ceux qui
se réclament de la culture latine et ceux qui se réclament de la culture
anglo-saxonne.
Il y a dans cet axiome une très grande lacune où lon oublie
beaucoup de choses et notamment la culture germanique, laquelle, ne fut ce que
dans sa « forma mentis », sapparente davantage à la culture latine quà celle
anglo-saxonne et qui est, en tout cas, une culture à soi : fertile, rayonnante,
humaniste, berceau de la culture mitteleuropéenne. Cette culture, que les issues
des deux guerres mondiales ont sacrifiée et occultée, en tout sens, la rendant
responsable, par le biais dun jugement sommaire, de certains dérapages
politiques, est toujours vivante et féconde, enracinée dans un vaste tissu rural
et urbain dune richesse et dun foisonnement extraordinaires.
Il serait une erreur historique impardonnable de priver
lEurope de sa dimension mitteleuropéenne en la reléguant au deuxième rang.
Ladhésion de certains pays de lEurope centrale, par ailleurs, ne peut que
donner un nouvel essor à cette culture et la destiner à jouer un rôle de plus en
plus important.
Il va sans dire que lEurope a besoin, aussi et avant tout,
de sa dimension gréco-latine qui a été et reste le placenta de la civilisation
occidentale.
Les institutions européennes, dans la mise en oeuvre effective
de la démocratie et de létat de droit, ne peuvent pas se passer de la
rationalité, de la logique et de la rigueur de la pensée gréco-latine, laquelle
ne peut pas trouver sa vraie expression et sauvegarder ses valeurs par le biais
dun instrument aussi imparfait qui peut lêtre une langue appartenant à une
autre forme de pensée.
Il nous incombe dès lors de veiller à éviter
lappauvrissement de la pensée dans les sables mouvants du pragmatisme de la
culture anglophone. Il nous incombe aussi de veiller à ne pas glisser, par le
biais dune langue qui véhicule sa culture, dans la pensée unique de la
globalisation.
LEurope, dans sa dimension culturelle et linguistique, si
elle veut se donner une vraie chance ne peut pas se construire à limage
dautres puissances, dans dautres régions du monde, dont le grand atout et le
secret du succès sont labsence deffort ethico-culturel et le nivellement vers
le bas. LEurope doit prendre en compte « sa » réalité et accorder de lespace
aux multiples cultures qui en constituent la richesse et l« unicité ».
Or, prendre en compte cette richesse et cette « unicité »
signifie que lEurope ne peut pas fonctionner sur la base dune seule langue
véhiculaire, dans le cas despèce langlais, sous peine dun aplatissement
suicidaire et inacceptable.
Mais lEurope, pour ce faire, ne peut rester inactive, elle
doit réfléchir, décider, planifier, agir.
2. La question démocratique
Les institutions européennes poursuivent des objectifs qui
tendent à lintégration dans des domaines les plus vastes et diversifiées,
souvent très techniques, et produisent des réglementations qui ont un impact sur
la vie des citoyens, parfois, ces réglementations sont directement applicables
au sein du système législatif et réglementaire national. Compte tenu de ces
caractéristiques, uniques, au niveau des organisations
internationales existantes, les membres fondateurs, dans le but de placer
tous les citoyens sur un plan dégalité, face aux institutions et à la
réglementation quelles produisent, aux opportunités quelles créent,
avaient décidé que toutes les langues de la Communauté avaient le rang de
langues officielles et de langues de travail.
Ensuite, pour des questions internes de caractère pratique,
la Commission Européenne a décidé de réduire à trois les langues de travail :
Allemand, Français, Anglais, sans toucher pour autant au statut de « langue
officielle » des autres langues.
Déjà cette limitation de lusage des langues, à lintérieur
des services, constitue une entorse, en terme de démocratie et de droit de
lhomme car elle a comme résultat de mettre en pratique une discrimination "de
facto" vis-à-vis de certains pays et de certains ressortissants, en en plaçant,
doffice, dautres dans une position privilégiée.
Il restait, néanmoins, sauve la notion de culture, et en tout
état de cause le droit des Etats membres et de leurs ressortissants de
communiquer avec la Commission et les autres institutions européennes dans leur
langue nationale. A lintérieur des institutions, les fonctionnaires moins
privilégiés pouvaient se reconnaître dans lune ou lautre culture, y trouver
leur point de repère et sadapter à une forme dexpression où, indépendamment de
la langue et des mots utilisés, la « forma mentis » et le contexte culturel dans
lequel ils se reconnaissaient restaient valables.
Une langue, en fait, nest pas uniquement constituée de mots
que mais aussi du contexte doù elle tire ses origines, des valeurs et des
formes de pensée, du chemin quelle a parcouru, en somme de son histoire et des
valeurs qui lui en sont restées.
A lheure actuelle, tout cela devient difficile, la culture
anglo-américaine et ses ressortissants, ses lobbies, ses structures, se
comportent en guise dethnies supérieures et considèrent avoir le privilège,
unique, de parler celle qui est de droit « la » langue planétaire.
Il y a, là, un équivoque fondamentale car, en effet, nous ne
nous plaçons pas au niveau mondial mais au niveau européen, au niveau où un
certain nombre de pays de l’Europe travaillent ensemble dans un but
d’intégration. Dans ce contexte, les langues de niveau mondial n’ont pas leur
place, aucun "droit de cité" particulier. Au niveau européen il faut privilégier
les langues qui marquent notre spécificité, il faut les imposer à nos
interlocuteurs et à nos partenaires afin de les induire à jouer sur notre
terrain et mettre fin à la contrainte qui est imposée à nos gouvernants de jouer
tous les matchs à l’extérieur.
La sauvegarde de cette spécificité est quelque chose que l’on
doit aux citoyens européens, sous peine de placer dans le berceau de l’Europe
réunifiée le germe de la discorde et du conflit. Il ne faut jamais oublier que
les populations sont capables de s’entre-tuer pour leur culture. Les exemples,
sous nos yeux sont multiples et multiformes, ils nont pas besoin dêtre
rappelés.
En dépit de cela, la langue et la culture anglo-américaine
disposent de fans et de promoteurs puissants, lesquels ne se gênent nullement de
disposer de lun ou de lautre instrument de travail et/ou de communication pour
faire du nettoyage éthnico/linguistique
Les anglophones, en général, connaissent une seule langue
quils imposent aux autres, lesquels doivent se débattre, non seulement à capter
une pensée qui ne correspond pas à leur « forma mentis » mais à traduire, en
plus, leur propre pensée par le biais dune langue qui nen n’est pas
linstrument adéquat. En tant que fonctionnaire, il mest arrivé, souvent, que
lors dune réunion, langlophone de service déclare que non seulement il ne
parle pas le français, lespagnol, ect…mais quil ne peut même pas les
« comprendre ».
Dans de tels cas, il ne reste rien dautre à faire que de se
mettre à langlais, en dépit du fait que langlophone est parfois le seul
exemplaire de cette race privilégiée et que les autres sont tous des latins,
lesquels pourraient, très avantageusement, pour tous, sexprimer en français
et/ou en espagnol, italien, et cetera. En général la sensation de contrainte est
telle quelle frise lintimidation et que personne n’ose dire qu’il ne veut
et/ou qu’il ne peut parler anglais.
Un simple réflexe de justice et déquité suggère quil est
temps de mettre fin à ces pratiques peu démocratiques. Y en a marre que daucuns
doivent toujours jouer les « petits nègres » qui ne savent pas bien sexprimer,
alors que d’autres prétendent s’exprimer, lire écrire et sinformer toujours et
seulement, dans leur propre langue.
Il est encore plus inacceptable que les ressortissants des
Etats membres lorsquils sadressent, à la Commission et aux autres
institutions, pour avoir des informations, dans les domaines les plus techniques
et diversifiés, doivent écrire en anglais et/ou doivent se contenter dune
réponse en anglais.
Il faut être conscients du fait que nous sommes en présence
dune nouvelle forme de colonisation. La colonisation linguistique et
culturelle, par le biais de laquelle les anglo-américains planifient,
consciemment ou inconsciemment, la disparition de toutes les autres cultures,
des cultures les plus anciennes et fleurissantes, autant dire, le berceau de la
civilisation occidentale.
Ceux qui sont responsables de cette dérive, par intérêt ou
par négligence, doivent être conscients de la responsabilité quils assument et
du fait que lunilinguisme porte en son sein le cancer de la « pensée unique »,
cest-à-dire de la pensée morte.
Dans l’immédiat, une méthode pour parer, au moins en partie,
à ce grave problème et rétablir un minimum de démocratie, au sein
des institutions européennes, serait de mettre en place, dans un bût
dexemplarité, un certain nombre de dispositifs : 1) respecter la langue
véhiculaire du Pays daccueil, afin de sy intégrer harmonieusement et non pas
comme lenclave dune élite colonisatrice, 2) exiger que tous les nouveaux
fonctionnaires puissent, sinon parler, au moins comprendre les trois langues de
travail, qui ont été retenues jusquiçi, afin que chaque fonctionnaire puisse
avoir, dans la pratique, le choix de la langue de travail, dans le but de
fournir des prestations de qualité, 3) améliorer, agrandir, valoriser les
services linguistiques ( Traduction et Interprétariat ) au sein des institutions
européennes, en faire de centres dexcellence, car, dans le processus
dintégration dans lequel nous sommes engagés, ils constituent des services
dintérêt publique, 4) établir un code de bonne conduite dans lusage des
langues officielles, au sein des institutions européennes, en labsence duquel
il y a le risque de poches dabus et dillégalité et de plongées dans
larbitraire.
Personne, en tout cas, au sein des institutions et sur le
terrain, dans les Etats Membres, ne devrait jamais être obligé de se
former, de sinformer, de sexprimer, par écrit et/ou oralement, dans une langue
qui nappartient pas à la culture dans laquelle il sest formé et dans laquelle
il se reconnaît. A défaut de quoi le processus dintégration européenne
serait porteur dun déficit démocratique grave, générateur potentiel de conflits
insolubles.
A court terme, le système linguistique doit être révisé, en
élargissant le nombre de langues de travail, dans une optique de culture, de
démocratie, de stratégie économique à dimension humaine. Dans ce cadre, il
faudra se poser, entre autre, le problème de la précision et de l’efficacité des
différentes langues pour penser lEurope, pour traduire certains concepts ainsi
que du rôle quelles jouent dans la structuration de la pensée.
Il va de soi quune telle issue ne va pas trouver son chemin
toute seule, elle demande un effort conjoint de toutes les parties intéressées.
Un effort pour donner un témoignage concret douverture et de démocratie.
Leffort nécessaire pour passer de lunilatéralisme à la réciprocité et donner
corps à une vraie Communauté de cultures et de valeurs, la seule possible et
durable parce que démocratique et juste celle de l « unité dans la diversité ».
Anna Maria Campogrande
Anna-Maria.Campogrande@cec.eu.int
(Le 19 décembre 2001)