UN AVENIR COMMUN AU QUÉBEC ?

Conférence prononcée par
Monsieur Claude Bariteau, professeur, au petit déjeuner-causerie
d’Impératif français tenu le dimanche 10 novembre 1996 à
la Maison du citoyen à Hull afin de souligner la Semaine
interculturelle nationale.

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«Un avenir
commun peut-il se construire au Québec

sans une culture
politique partagée et sans

le français
comme langue de la citoyenneté ?»

Le titre de mon exposé est une question.
Elle se lit comme suit : un avenir commun peut-il se
construire au Québec sans une culture politique partagée et
sans le français comme langue de la citoyenneté ? Dans les
minutes qui me sont allouées, je tenterai d’y répondre.

Avant d’entrer dans le vif du sujet,
permettez-moi de remercier monsieur Jean-Paul Perreault de
m’avoir fourni l’occasion d’aborder cette
question. Permettez-moi aussi de vous dire que cette question me
tient à coeur. Ces dernières années, je dirais même
qu’elle est devenue quasi une obsession chez moi. Non pas au
point d’en faire des cauchemards. Mais assez pour que la
majorité de mes écrits en soient imprégnés.

Ils le sont parce qu’il s’agit
d’une question éminemment importante. Ils le sont aussi
parce que cette question est au centre du débat sur
l’avenir politique du Québec. Elle alimente ce débat et
lui donne tout son sens. Ceci dit, vous comprendrez qu’il
m’est impossible de l’aborder en en faisant
abstraction.

D’ailleurs, comment parler d’un
avenir commun au Québec sans préciser le cadre à
l’intérieur duquel cet avenir se construira. Mon premier
point abordera cet aspect en identifiant les principales
différences entre le projet canadien et celui mis de
l’avant par les souverainistes via le Parti québécois.
Puisque je suis d’avis qu’on ne peut pas parler
d’un avenir commun sans connaître ce qui particularise
actuellement la population du Québec, j’ai fait de ce
thème mon deuxième point. Enfin, comme un avenir commun au
Québec m’apparaît déprimant à l’intérieur du
Canada et comme celui que propose le projet souverainiste est
porteur de tensions -vous comprendrez après le premier point
pourquoi je pense ainsi-, je mettrais en relief, dans un
troisième point, ce qui permettrait, à mon avis, de construire
un avenir plus emballant. Je m’inspirerais à cet effet de
l’idée mise de l’avant par Habermas concernant
l’intérêt d’une culture politique partagée dans un
contexte multiethnique et multiculturel.

Le cadre politique
d’un avenir commun

Mon premier point concerne le cadre
politique sousjacent à un avenir commun. Le Québec est une
province canadienne dont les pouvoirs furent définis, lors de la
création du Canada en 1867 et, depuis, réaménagés dans la
nouvelle Constitution de 1982. Dans ce nouveau Canada, quel
avenir commun peut-on envisager au Québec ?

Ma réponse à cette question est sans
ambiguité. Depuis le rapatriement de la Constitution, le seul
avenir commun au Québec est canadien. Il s’agit d’un
avenir construit autour de valeurs inscrites dans la Constitution
canadienne. Ces valeurs sont, entre autres, la priorité
accordée aux droits individuels, l’existence de deux
langues officielles, la reconnaissance du droit à
l’autonomie pour les « nations » autochtones et
la reconnaissance de diverses communautés culturelles, y compris
celles des Canadiens français et des Canadiens anglais, comme
fondement de la diversité culturelle canadienne.

Depuis 1982, le fait national canadien se
conjugue sur cette toile de fond. L’unité se réalise par
l’affirmation d’un nouveau citoyen, plutôt qu’ en
référence à une culture dominante ou à un modèle sociétal
associé aux peuples fondateurs. C’est ainsi que le Canada
est devenu une terre d’immigrants avec, pour mythe de
cohésion, l’individualisme et le multiculturalisme, deux
valeurs que protègent la Charte des droits et libertés et la
Cour suprême. Dans ce pays, place doit donc être faite à
l’émergence d’un patriotisme transcendant les
nationalismes d’hier à la base, pour certains, du mythe
fondateur du Canada de 1867.

Il s’agit là d’une
transformation majeure. Elle s’inspire en très grande
partie de la thèse mise de l’avant par les citélibristes
pour contrer à la fois le nationalisme généalogique
canadien-français qui avait cours avant la Deuxième Guerre
mondiale et le nationalisme canadien-anglais, de la même
époque, dont la base de reproduction était la bureaucratie
fédérale, lieu alors peu fréquenté par les Canadiens
français. Essentiellement, la thèse citélibriste fait du
Canada la base de l’affirmation nationale avec pour objectif
d’y faire participer les francophones.

La thèse citélibriste s’est aussi
opposée au néonationalisme québécois qui a pris forme lors de
la Deuxième Guerre mondiale. Ce courant est devenu dominant par
la suite. Sa particularité fut de faire de la province de
Québec la base de l’affirmation des Canadiens français en
mettant l’accent sur leurs racines culturelles et
linguistiques.

Ce courant a conduit à la Révolution
tranquille. Dans son sillon, l’église catholique fut
évacuée des zones du pouvoir civique tandis que le gouvernement
canadien fut contesté à cause de ses politiques
centralisatrices. Pour les néonationalistes, l ’état du
Québec devait dorénavant incarner la conscience nationale.

Aux yeux des citélibristes, le
développement de ce courant pouvait fragiliser le Canada car il
était porteur de revendications toujours à la hausse pour une
plus grande autonomie à l’intérieur du Canada et sur la
scène internationale. Aussi l’ont-ils toujours considéré
en nette opposition à leur thèse.

Pour les citélibristes, le
néonationalisme ouvrait la voie à l’expression d’un
nationalisme culturel, revendicateur et pleurnichard qui pouvait
déboucher sur l’affirmation des valeurs propres aux
habitants du Québec. Dans un tel cas, l’irradiation des
valeurs citélibristes deviendrait des plus difficiles. Du coup,
les assises de l’élite fédéraliste du Québec risquaient
d’être fissurées, ce qui mènerait directement à
l’éclattement du Canada.

Voilà pourquoi Pierre Elliott Trudeau, le
principal penseur du citélibrisme, est entré en politique au
milieu des années 1960. Sous sa gouverne, le Canada a cherché
à contrer les élans qui traversaient alors le Québec. Aussi,
toutes les demandes québécoises d’ inspiration
néonationaliste furent refusées. Par ailleurs, la scène
canadienne devint accessible aux francophones, une politique de
bilinguisme institutionnel fut adoptée et des sommes importantes
furent investies dans plusieurs domaines en vue de promouvoir un
nouveau nationalisme canadien.

Au Québec, une stratégie inverse
s’est déployée. Les néonationalistes se sont opposés à
toute approche fédérale dont la diffusion pouvait laminer les
bases de leur thèse. C’est ainsi que la présence de Pierre
Elliott Trudeau sur la scène fédérale a contribué à faire
hausser la popularité de l’idée d’ indépendance.
C’était inévitable.

Il importe ici de rappeler que
l’aménagement constitutionnel de 1867 ouvrait la porte à
l’affirmation des nationalismes canadiens-français et
canadiens-anglais. Cet aménagement était un compromis. En
effet, devant les résistances possibles des populations du
Canada de l’Est et des Provinces maritimes à la création
d’une union législative centralisée, les élites
politiques d’alors s’entendirent pour créer une
fédération.

Les promoteurs canadiens-français du
Canada de 1867 ont d’ailleurs toujours clamé haut et fort
que la fédération canadienne était le produit d’un pacte
entre deux nations fondatrices. à leurs yeux, cette fédération
offrait une grande autonomie à la population du Québec sur des
secteurs vitaux, ce qui assurait la survivance des Canadiens
français. Il n’en demeurait pas moins que cette
fédération portait en elle les germes de l’affirmation
d’un provincialisme générateur de divisions et de
tensions.

Lorsque le gouvernement fédéral chercha
à développer, lors de la Deuxième Guerre mondiale, des
politiques nationales ayant des incidences sur les pratiques
sociales propres aux Canadiens français, au Québec, un discours
provincialiste prit forme. Ses visées premières furent
précisément de contrer l’ application des nouvelles
politiques canadiennes en terre québécoise.

Voilà qui explique comment s’est
consolidé, autour des années 1960 et jusqu’à tout
récemment, un mouvement nationalitaire québécois. Un tel
mouvement s’inspire de deux logiques différentes : une
première affirme l’existence d’une minorité nationale
dont la particularité est d’être bafouée et une seconde
refuse cette définition. La première logique conduit à la
recherche de plus d’autonomie ; la seconde, à la
création d’un état-nation, donc à l’accession à un
nouveau statut. La juxtaposition de ces deux logiques engendre
toutefois l’affirmation d’un mouvement ethnique visant
à assurer le développement du groupe qui le porte.

Le projet souverainiste des années 1970 et
1980 juxtapose ces deux logiques. Lors du référendum de 1980,
il a reçu l’appui de 40% de la population du Québec. Afin
de contraindre la diffusion de l’idée d’indépendance,
Pierre Elliott Trudeau s’est alors activé à faire
disparaître les conditions qui, à ses yeux, avaient conduit à
l’émergence de ce type de projet. Il extirpa de la
définition du Canada tout renvoi aux peuples prétendument
fondateurs et intégra une Charte des droits et libertés qui
annihilait tout recours aux droits collectifs dans une
perspective nationale autre que canadienne.

En ce sens, le rapatriement de 1982 a mis
fin aux illusions nationalitaires émanant du Québec. Il a
bloqué la possibilité de l’affirmation au sein du Canada
d’un avenir commun au Québec défini par les Québécois.
Dans le Canada de 1982, le Québec ne saurait être autre chose
qu’une société distincte sans aucune portée.

En fait, avec ce rapatriement, le repli
ethnique et le ressentiement sont les deux principaux legs
laissés à la population du Québec. Et ces legs ne sont pas
destinés aux seuls Québécois d’ascendance française.
D’une certaine façon, dans le Canada de 1982, tout le monde
est devenu malheureux au Québec, du moins politiquement parlant.
Les francophones d’ascendance française rongent leur frein.
Par ailleurs, les autres Québécois cherchent à se renforcer
culturellement. Tout cela crée beaucoup d’irritants.

Le projet souverainiste tel que véhiculé
par le Parti québécois annonce-t-il un avenir plus
intéressant ? Je dirais peut-être un peu plus pour les
Québécois d’ascendance française mais rien de très
enthousiasmant pour les autres composantes de la population du
Québec.

Ce projet, rappellons-le, place les
francophones au centre du développement culturel du Québec,
garantit aux autochtones des outils pour préserver leurs
traditions et assure à la communauté anglophone des moyens pour
affirmer son dynamisme. Par ailleurs, dans cet amalgame, la
culture québécoise est définie par le partage d’une
histoire, d’un patrimoine, de valeurs, d’institutions
communes et d’une langue, la langue française. Et cette
culture est appelée à se nourrir de l’apport des citoyens
d’origines et de traditions variées.

Il s’agit donc d’un amalgame qui,
à l’évidence, fait des Québécois d’ascendance
française les seuls réels bénéficiaires de la souveraineté.
Vu sous cet angle, il est facile de comprendre que le rendez-vous
du 30 octobre 1995 fut pressenti celui des Québécois
d’ascendance ou d’expression française.

Comme cet amalgame conduit les autres
Québécois à se sentir exclus ou marginalisés, l’on ne
doit pas se surprendre de voir poindre, depuis ce rendez-vous
raté, des tensions, des revendications, des dérapages, des
contestations, des montées de fièvre sécessionniste de type
partitionniste, des gestes revanchards et des comportements
xénophobes. Sans changement de tir dans le projet souverainiste,
de tels comportements se produiront dans l’éventualité
d’un vote favorable à la souveraineté. Dès lors, un
avenir commun au Québec risque de connaître des moments
difficiles avec l’indépendance du Québec.

Certains traits de la
population du Québec

Ces comportements sont prévisibles. Aussi,
importe-t-il de chercher à les comprendre. Ce sera mon deuxième
point. Essentiellement, il vise à mettre en perspective ce qui
contribue à créer ces tensions.

Pour débuter, je signale que l’on ne
saurait s’étonner que le groupe porteur du projet
souverainiste soit constitué en grande majorité de Québécois
d’ascendance française. Dans tous les projets
sécessionnistes, celui du Parti québécois étant de ce type,
il y a toujours un groupe porteur dont la principale
caractéristique est d’être une minorité nationale ou un
groupe ethnique non dominant.

Un tel mouvement comporte généralement
une première phase au cours de laquelle une culture au sens
large se constitue. Peu après, mais pas toujours,
s’activent des groupes et des organisations
d’intellectuels et de militants. Leur démarche amène à
réclamer plus d’autonomie ou un statut d’égalité
avec la puissance dominante. Il se produit alors une
délimitation du territoire national. Ce n’est que dans une
deuxième phase qu’apparaît l’idée
d’indépendance. Cette deuxième phase prend forme
habituellement à la suite de changements économiques ou de
crises sociales, politiques ou éthiques. Elle peut déboucher
sur un soutien populaire en faveur de la sécession. Alors, si la
crise persiste, s’amorce la troisième phase. Son
aboutissement est la reconnaissance d’un nouvel état-nation
ou l’obtention d’un statut particulier au sein
d’un état-nation.

Dans l’histoire du Québec, il y a eu
deux mouvements de ce type. Le premier s’est manifesté au
début du XIXième siècle. Il a débouché sur les Rébellions
de 1837 et de 1838 au terme desquelles un gouvernement
d’Union fut constitué. L’abolition de ce gouvernement,
lors de la création du Canada en 1867, a conduit à la
reconnaissance d’un statut particulier à la minorité
canadienne-française.

Le second mouvement s’est enclenché
peu après la Deuxième Guerre mondiale. Il a débouché sur la
Révolution tranquille. Lester B. Pearson l’a même
accrédité en disant que le Québec constituait une nation dans
la nation. Voilà qui permet de comprendre que ce mouvement ait
été marqué par des revendications autonomistes tout au début
de la Révolution tranquille. Par après, suite à l’entrée
en scène de Pierre Elliott Trudeau, ce mouvement s’est
radicalisé sous le gouvernement de Daniel Johnson (père) avec
l’idée d’égalité ou d’indépendance. Cette
radicalisation s’est accentuée lorsque René Lévesque a
quitté le Parti libéral du Québec pour fonder le Parti
québécois.

Le rapatriement et les modifications
apportées à la Constitution canadienne en 1982 ont contribué
à exacerber la crise politique que traversait alors le Québec.
Les échecs de Meech et de Charlottetown ont montré qu’il
ne saurait y avoir, à l’intérieur du Canada de 1982, une
reconnaissance d’un nouveau statut particulier pour le
Québec. Il était dès lors prévisible que le support populaire
en faveur de la sécession du Québec connaisse une hausse de
popularité, notamment chez les Québécois d’ascendance
française.

Lorsque s’enclenche la deuxième
phase, la dimension politique prend habituellement le dessus sur
la dimension culturelle. C’est un changement typique à
l’intérieur d’un tel processus. Il s’accompagne
plus souvent qu’autrement d’une valorisation des
règles propres à la démocratie. Au Québec, cette valorisation
s’est concrétisée notamment par des réformes modifiant
les pratiques politiques et la promulgation d’une loi
encadrant l’exercice référendaire.

En dépit de ce changement, le projet
souverainiste est toutefois demeuré défini en lien avec les
francophones, en particulier ceux d’ascendance française.
Dans une société multiculturelle et multiethnique, ce
qu’est devenu le Québec, il est possible de mettre un tel
projet de l’avant. La valorisation d’un groupe national
est pratique courante dans plusieurs pays. Ces pays ont cependant
la qualité d’exister. D’avoir déjà une vision
nationale inscrite dans un récit historique et mise en forme par
des appareils d’un état-nation reconnu sur la scène
internationale.

Lorsqu’il s’agit de créer un
nouvel état-nation, ce que propose le projet souverainiste, une
telle approche demeure peu propice à la constitution d’un
mythe fondateur rejoingnant l’ensemble de la population du
Québec. Il s’agit là d’ un point important,
déterminant devrais-je dire. Il invite à mieux cerner non
seulement la composition de la population du Québec mais surtout
l’état de conscience de ses diverses composantes. Je
m’y arrêterais brièvement.

Lorsque Lester B. Pearson a reconnu que le
Québec était la patrie d’un peuple, la population
québécoise d’ascendance française constituait alors
environ 81 % de la population du Québec. à cette époque, les
Québécois d’ascendance française ont d’eux-mêmes
une conscience très élevée et s’activent à la
développer. Ils sont d’ailleurs les seuls à s’activer
ainsi.

Par ces propos, Lester B. Pearson a en
quelque sorte accrédité la thèse des deux nations. Je rappelle
que cette thèse n’a pas été retenue en 1867. à ce
moment-là, la population québécoise d’ascendance
française constitue 78 % de la population du Québec. Cette
thèse des deux nations se retrouve dans le projet de
souveraineté-association soumis en référendum en 1980. Son
rejet a eu des conséquences analogues à celles de 1867. Avec le
gouvernement Trudeau, une toute autre conception du Canada
s’est affirmée. Et cette conception banalise l’idée
même que les Québécois constituent une nation. Il allait de
soi que le gouvernement du Québec dénonce ce coup de force.

Malgré la position du Québec, les
modifications apportées à la Constitution de 1982 ont
contribué à changer la donne politique. Elles l’ont fait,
à mon avis, en favorisant une prise de conscience nouvelle au
sein des diverses composantes de la population du Québec.

Le coup de force de 1982 a déstabilisé
les tenants du néonationalisme. C’est ce qui explique le
resserrement des francophones autour du projet sécessionniste en
1995. Mais ce coup de force a aussi fait ressortir les assises
ethniques de la démarche souverainiste. Voilà un facteur qui
permet de comprendre pourquoi le projet souverainiste de 1995
n’a reçu qu’un écho mitigé chez les allophones et
encore plus mitigé chez les anglophones et les autochtones.

Mais il y a plus. Ces dernières années,
les anglophones, les autochtones et les allophones ont davantage
affirmé leurs spécificités respectives au Québec. Cette
affirmation découle en partie de la politique canadienne du
multiculturalisme mais surtout de la recrudescence, à
l’échelle internationale, de mouvements d’affirmation
identitaire de type culturel dans la plupart des états-nations.

Aujourd’hui, plus que jamais, il y a
donc une conscience aiguë de la diversité au Québec. Et cette
diversité est principalement le fait de la région
métropolitaine de Montréal. Avant la Première Guerre mondiale,
une telle diversité n’existe pas au Québec. Elle se
manifeste principalement depuis 1975. Avec elle, le Québec est
devenu multiethnique et multiculturel. Il s’agit d’une
réalité nouvelle. Il importe de la prendre en compte dans la
définition du Québec de demain.

Une culture politique
partagée et une langue commune

Ceci introduit à mon troisième point. Les
prises de conscience récentes au sein des diverses composantes
de la population du Québec permettent de comprendre pourquoi la
définition du projet national véhiculé par le Parti
québécois engendre inquiétude et méfiance chez les
anglophones, les allophones et les autochtones. Il s’agit
là du principal problème que pose l’approche
souverainiste.

Et ce problème provient en grande partie
de la valorisation, dans le projet souverainiste, de la culture
québécoise, culture nécessairement française, mais culture
définie comme étant celle du futur état-nation. Lorsque
cohabitent déjà des « nations» autochtones, diverses
minorités ehniques et des communautés culturelles à côté
d’un groupe ainsi reconnu, il y a là tous les ingrédients
pour générer des tensions.

Ce problème interpelle tous les
Québécois dans leurs sensibilités profondes. Plus
particulièrement ceux d’ascendance française à
l’égard du mythe fondateur de la « nation » qu
’ils constitueraient. Ce mythe renvoie au passé. Le
projeter au futur et vouloir l’activer au sein d’un
état-nation, c’est refuser de construire le Québec de
demain en valorisant une égale participation de toutes les
composantes de la population du Québec.

Comment, dès lors, favoriser
l’expression d’un « nous » collectif, un
« nous » démocratiquement enraciné, seule approche
permettant de construire le mythe fondateur de
l’état-nation québécois ? Cette question mérite une
attention particulière.

Habermas, l’un des plus éminents
philosophes contemporains, a abordé cette question en
référence à des contextes multiculturels et multiethniques. Il
a mis de l’avant l’idée de faire une distinction entre
une culture définie au sens large et une culture politique
construite autour d’un respect mutuel entre les citoyens à
l’égard des droits individuels. Pour cet auteur, dans de
tels contextes, une culture au sens large n’a pas besoin
d’être partagée par tous les citoyens d’un
état-nation. Une constitution ainsi fondée garantit plutôt aux
minorités ethniques et aux communautés culturelles des droits
de coexistence avec une ou des majorités culturelles.

Cependant, à son avis, ces garanties ne
concernent que des droits individuels. Elles assurent la liberté
d’association et prohibent toute discrimination. On retrouve
ces principes dans la quasi-totalité des constitutions des
états-nations. Une telle définition présuppose, bien sûr,
l’existence de droits individuels et, surtout, de personnes,
individus ou sujets légaux, porteuses de ces droits et
décidées, d’un commun accord volontairement affirmé, de
former une communauté légale d’associés à la fois libres
et égaux.

Pour Habermas, une culture politique se
fonde sur des éléments procéduriaux et légaux qui assurent la
priorité aux droits individuels. La plupart des analystes ont
montré qu’une telle culture déborde souvent les éléments
procéduriaux car l’état-nation, quel qu’il soit, ne
saurait faire l’économie d’une définition de
certaines valeurs qui guident son développement. Mais ces
valeurs sont habituellement le fruit de débats. Elles ne
s’imposent pas et devraient être revues lorsqu’elles
sont sources de discrimination ou porteuses de contraintes.

En ce sens, fonder l’affirmation
nationale sur des principes démocratiques permet de définir le
futur par l’action politique sans pour autant faire table
rase du passé. Il y aura toujours un passé pour chacune des
diverses composantes de la population d’un état-nation, ce
passé fut-il l’objet d’un « rebricolage »
en lien avec le mythe fondateur. Une telle approche conduit
cependant à construire une identité au-delà des ancrages
culturels propres à ces composantes. Dès lors se pose la
question suivante : comment peut prendre forme une telle
culture politique dans une société multiculturelle et
multiethnique.

Au moins cinq règles doivent être
observées selon Habermas. La première est la neutralité de la
loi par rapport à des pratiques éthiques particulières
substantivement définies. Dans ce type de société, seul un
consensus sur les procédures d’application de la loi et sur
l’exercice légitime du pouvoir peut assurer le recours à
des processus démocratiques pour régler des conflits. Le
deuxième est l’établissement d’une nette distinction
entre une intégration de tous les citoyens à une culture
politique commune et une intégration de groupes et de
sous-groupes à leurs propres cultures identitaires. La
troisième est le rejet dans la constitution, de toutes pratiques
fondamentalistes, celles-ci rendant incompatibles
l’existence de droits égaux et la reconnaissance mutuelle
de la valeur respective des différentes cultures qui
s’expriment. La quatrième consiste à favoriser
l’intégration des immigrants à la culture politique du
pays d’accueil plutôt qu’à des éléments
constitutifs de la culture dominante ou des cultures dominantes.
La cinquième concerne la culture politique. Celle-ci doit
s’appuyer sur une éthique politique intégratriste
respectueuse des différences caractérisant les communautés qui
composent la nation.

Appliquées dans des contextes
multiculturels et multiethniques, ces règles favoriserent
l’essor d’une nation de citoyens où seules des
institutions valorisant la liberté permettent de développer une
loyauté envers l’état. En matière d’immigration, le
point critique consiste donc à ne pas forcer les immigrants à
partager le mode de vie, les pratiques et les coutumes de la
culture ou des cultures dominantes. Ce faisant, on évite les
tensions de même qu’une remise en cause des éléments
constitutifs d’une telle politique. Les immigrants
n’étant pas culturellement contraints, il devient par
contre tout à fait justifié, de la part des citoyens du pays
d’accueil, d’exiger le respect du caractère inclusif
de leur culture politique. De refuser, par exemple, des
immigrants porteurs de cultures fondamentalistes.

Au Québec, de quoi pourrait être
constitué une culture politique ? Cette question est de
plus en plus incontournable. L’approche canadienne de 1982
n’a pas reçu l’aval du gouvernement du Québec, ni de
la population québécoise parce qu’elle met de l
’avant des valeurs qui cadrent mal avec la réalité
québécoise. Je pense, entre autres, à la reconnaissance des
deux langues officielles et à la politique du multiculturalisme
institutionnel. Leur irradiation au Québec conduit directement
à la bilinguisation, à l’essor de ghettos de toutes sortes
et à la « réethnicisation » des Québécois
d’ascendance française.

Comment alors définir une culture
politique qui serait partagée par les diverses composantes de la
population du Québec ? Il va de soi qu’un débat
s’impose à cet effet dans un forum approprié. Ce débat
devrait tirer avantage des pistes déjà dégagées. Je pense,
entre autres, à celles affirmant le règne de la loi,
l’égalité de tous les citoyens, la responsabilité de ces
derniers envers la gouverne de la vie civile à l’intérieur
d’une démocratie de type parlementaire. Je pense aussi à
la valorisation de la liberté d’association, à
l’interdiction de la discrimination et à la prohibition de
la violence. Je pense enfin au droit à un procès public, au
droit à la propriété privée, etc.

De toutes ces pistes, celle concernant la
culture québécoise devrait recevoir une attention
particulière. à mon avis, une démarche foncièrement
démocratique ne peut d’aucune façon présupposer que le
groupe majoritaire peut imposer la culture qui le définit. En
régime démocratique, ce groupe a plutôt la responsabilité de
mettre de l’avant un projet qui rejoint tous les citoyens
indépendamment des cultures qui les animent. Ceci dit, rien
n’empêche de faire du français la langue de la
citoyenneté. Une langue commune. Au Québec, près de 95 % de la
population s’exprime dans cette langue. Il serait curieux de
ne pas fonder la citoyenneté autour de cette langue. De ne pas
en faire le ciment de la québécité à construire.

Une telle approche n’est nullement
incompatible avec l ’idée d’assurer la promotion des
langues autochtones, de garantir aux membres de la communauté
anglophone l’accès, en en précisant bien sûr les
conditions, à des institutions scolaires, sociales et
culturelles de langue anglaise, de reconnaître la diversité
culturelle et de favoriser l’apprentissage d’autres
langues de façon obligatoire, notamment l’anglais et
l’espagnol. En cette matière, il importe surtout que la
langue soit plutôt associée à la citoyenneté et la culture
québécoise, à ce qui se construira collectivement dans le
respect de la diversité. En quelque sorte, il importe de ne pas
lier langue et culture.

Conclusion

Construire un avenir commun implique
fondamentalement de vouloir vivre ensemble à l’intérieur
d’un cadre politique. Et cette construction nécessite le
partage de valeurs particulières. Je terminerais sur ce point en
rappelant qu’il y a, au Québec, un désaccord profond quant
à ce cadre et à ces valeurs. Ce désaccord est tel que la con
struction d’un avenir commun, dans le contexte actuel,
demeurera toujours fragile.

à mon avis, telle sera la situation tant
et aussi longtemps que la question de l’indépendance du
Québec demeurera une question d’actualité. Toutefois, sans
l’indépendance du Québec, l’idée d’un avenir
commun d’une langue commune sera toujours une idée
virtuelle. Un beau rêve. En ce qui a trait à la langue commune,
je rappelle qie les modifications à la Constitution en 1982, en
particulier l’inclusion d’une Charte des droits et
libertés, visaient précisément à débouter la loi 101, loi
qui faisait du français la langue officielle du Québec. Ces
modifications ont permis d’en hachurer des pans entiers.

Pour faire du français la langue commune
au Québec, il faudra modifier la Constitution de 1982.
Personnellement, je vois mal comment y arriver car cela implique
la non-reconnaissance de l’anglais comme langue publique au
Québec. Quel premier ministre canadien osera inscrire cela dans
la Constitution canadienne ? Quel premier ministre des
provinces autres que le Québec pourra l’appuyer ?
Voilà les principaux motifs qui m’amènent à dire
qu’il ne peut y avoir, dans le cadre canadien actuel, une
langue commune au Québec, encore moins un avenir commun défini
par les Québécois.

à mon avis, un avenir commun au Québec
passe par la sécession du Québec. Pour y arriver, des
modifications importantes devront être apportées au projet
souverainiste afin de bien baliser les contours d’une
culture publique commune dont nous pourrions tous être fiers.

Il y a là un travail important à
faire. Je termine en rappellant que la langue n’est
qu’un élément de la constitution d’un avenir commun
et n’est pas le seul motif qui justifie la démarche
souverainiste. Il y en a plusieurs autres et ils sont connus.
Rassurez-vous, je ne vais pas les énumérer. Je vous remercie de
votre attention.

Claude Bariteau Le 10 novembre 1996
Anthropologue et professeur
Département d’anthropologie
Université Laval

N.B. Reproduction recommandée


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