UBU ET GRIBOUILLE

Ubu et Gribouille

On n’est pas là dans la nécessité objective et le rationnel, mais dans
l’idéologie, dans une sorte de cauchemar effarant et bouffon.

DOMINIQUE NOGUEZ*
Le Figaro
Vendredi 29 janvier 1999

On savait, contrairement à une idée reçue, que la droite ne comptait pas moins d’adversaires de notre langue que la gauche: ainsi dans le temps même où la CFDT dépose plainte, à Saint-Ouen, pour réobtenir le droit des Français à travailler dans leur langue, les tenants de l’ordre moral et de la droite musclée manifestent aux abords de l’Assemblée nationale avec des maillots marqués "PACS OUT". Mais ce qu’on ne savait pas très bien, c’est que des adversaires sont plus souvent français qu’étrangers.

Qu’un M. Mosley, aussitôt arrivé à la tête de la Fédération internationale automobile, sise à Paris, impose l’anglais comme seule langue de communication même en France, cela se conçoit presque: c’est un sujet de Sa Gracieuse Majesté. Mais qu’un M. Lassus, citoyen français, impose l’usage de l’anglo-américain dans son entreprise située en France ou que son subordonné M. de Rauglaudre déclare de ses employés: "S’ils ne parlent pas anglais, je ne veux même pas les voir", c’est la preuve qu’on est pas là dans la nécessité objective et le rationnel, mais dans l’idéologie dans une sorte de cauchemar effarant et bouffon. C’est une initiative privée, venue de citoyens et d’associations qui ont décidé d’unir leurs forces. Non qu’on manque en ce domaine d’institutions d’état.

D’où le rire. M. de Rauglaudre mériterait de passer à la postérité, son nom ferait un titre de comédie au moins aussi beau que M. de Pourceaugnac ou M. Le Trouhadec. D’une façon générale, ce rapport est une mine pour le romancier ou l’auteur de théâtre. Il nous livre une galerie de portraits dignes de Molière ou de Thackeray. Ses héros, ces bourgeois-gentilhommes ou ces snobs, se recrutent toujours un peu dans les mêmes mares.

Ganelon

Si différents qu’ils soient, ils se ramènent tous à deux grands modèles littéraires: Ubu et Gribouille. Ubu, le tyranneau qui impose à ses sujets les lubies les plus absurdes, et Gribouille, qui prétend lutter contre la pluie en se jetant dans le lac. L’un est plus violent, l’autre plus sot, mais l’effet est le même. D’aucuns diront que ce rapport émerge une troisième figure, qui les rassemble, celle de Ganelon.

Je préfère y repérer, hélas, celle de Sisyphe. Sisyphe, c’est nous qui voulons continuer à vivre dans notre langue (et tout en reconnaissant à tous, Espagnols, Allemands, Malgaches ou Chinois, le même droit), et nous qui voyons que le combat n’est jamais gagné, que le rocher retombe sans cesse. Qu’importe: grâce à ce rapport, nous voyons mieux la taille et la forme du roc, nous sentons même parfois que sur certains points il s’allège. Et ainsi nous avons plus d’entrain à le hisser. Comme dit Camus, "Il faut imaginer Sisyphe heureux".

D.N.

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* écrivain, a notamment publié: Amour noir, éditions Gallimard, prix Fémina 1997, La Colonisation douce, édictions Arléa 1998 (nouvelle édition).


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