Prendre à témoin la communauté internationale et refondre socialement le projet souverainiste : des détours obligés
Québec 2001, pays indépendant ou terre de replis ethniques?
Au référendum de 1995, 49,4% de Québécois et Québécoises ont dit OUI à la souveraineté. Depuis, le gouvernement canadien s’évertue à piéger la donne québécoise pour en faire un problème interne. Le 20 août 1998, l’avis de la Cour suprême du Canada ferme un peu cette porte mais en ouvre plusieurs susceptibles de gommer à l’interne la question du Québec. De son côté, le Parti québécois cherche une voie(1) qui conduirait à l’indépendance du Québec. Il le fait au moment où, sur la scène internationale, l’affirmation nationale est questionnée par les replis identitaires et l’essor du néolibéralisme. Son défi est de taille. Il devra contourner les barricades canadiennes en prenant à témoin la communauté internationale(2), valoriser une culture politique commune et consolider les liens sociaux. Son seul atout : le renforcement de la vie démocratique. Pour relever ces défis, gagner les prochaines élections est un impératif.
CLAUDE BARITEAU*
La question du Québec renvoie depuis toujours au contexte international. Les efforts de la France pour consolider sa colonie de la Nouvelle-France trouvent leur explication dans ses luttes avec l’Angleterre. L’objectif était de renforcer ses positions pour assurer son hégémonie. C’est d’ailleurs à la suite de combats avec l’Angleterre que la France fut contrainte de se départir de cette colonie en 1763.
L’Acte de Québec de 1774 est aussi tributaire de la scène internationale. Il visait à neutraliser les pressions venant des colonies britanniques au sud de la Province de Québec. Quant à l’Acte constitutionnel de 1791, il se voulait un aménagement de l’Acte de Québec en réponse aux demandes des loyalistes. Toutefois, en créant une Chambre d’assemblée aux responsabilités limitées(3), l’Acte de 1791 ouvrit la porte à l’expression populaire. Les chefs Patriotes revendiquèrent peu après un gouvernement responsable. Ce type de revendication a conduit à la naissance de 25 pays en Amérique entre 1790 et 1835. Au nord des états-Unis, ce ne fut pas le cas. L’Angleterre, puissance impériale à son apogée, utilisa la force pour enrayer le mouvement des Patriotes.
Sur recommandation de lord Durham, les colonies du Bas-Canada et du Haut-Canada furent réunies en 1840. Sous l’Union, un traité de réciprocité fut signée avec les états-Unis en 1854. Au terme de celui-ci, en 1864, une majorité d’élus du Canada de l’Ouest, l’ex-Haut-Canada, voulurent en finir avec l’Union. Leurs démarches conduisirent à la création du Canada de 1867.
C’est alors que s’affirma le nationalisme canadien-français d’antan. Peu après la Deuxième Guerre mondiale, il fut remis en question. La Révolution tranquille s’ensuivit. L’église fut écartée des zones du pouvoir civil et les politiques centralisatrices canadiennes, l’objet de critiques constantes. Un nouveau projet national prit forme au Québec. Il déboucha sur des revendications autonomistes toujours à la hausse. Le gouvernement Trudeau s’y opposa. L’idée de l’indépendance du Québec devint une alternative de plus en plus populaire. Le Parti québécois en fut le porteur alors que naissaient de nombreux pays issus d’anciennes colonies.
Aujourd’hui, la souveraineté, toujours au coeur de la question du Québec, s’exprime dans un contexte fort différent. La donne canadienne a changé en 1982 avec le rapatriement de la Constitution(4). Par ailleurs, l’ordre mondial n’est plus le même depuis l’effondrement du monde de Yalta. Tout s’est globalisé. Depuis, des mouvements " nationalitaires " s’expriment. Ils suscitent des questionnements au sein des pays regroupant des entités culturelles et ethniques différentes(5). Ils devront tous choisir entre un parcours qui conduit au repli ethnique et un autre, à l’indépendance(6).
Parce que la question du Québec est liée au contexte international, l’Angleterre et le Canada ont constamment manoeuvré pour l’y extraire. à cette fin, ils ont déployé divers moyens, dont l’Indirect rule . Ce mode de gestion a été mis en pratique en 1774. Il a alors permis aux dirigeants britanniques de contrôler la population québécoise d’origine française.
Deux mesures ont caractérisé sa mise en place : une première, de tolérance, qui reconnaissait la pratique de la religion catholique, l’usage de la langue française et le recours au droit civil français; une seconde, de dissuasion, par l’envoi de mercenaires allemands pour empêcher les ressortissants français de s’associer aux républicains des treize colonies.
Ce mode de gestion(7) a plusieurs particularités. Avec lui, le peuple conquérant se réserve le contrôle des pouvoirs inhérents à la souveraineté nationale. Quant à la population conquise, elle doit se contenter de pouvoirs subalternes. Sous ce mode, les contacts auprès des conquis se font avec leurs représentants considérés de loyaux sujets. Ces derniers lui sont d’ailleurs indispensables. Aussi obtiennent-ils divers avantages(8). Point important, ce mode implique le recours à la contrainte si les conquis remettent en question l’ordre établi. Dans un tel cas, la ligne dure est de rigueur. C’est ce qui s’est produit en 1836 et en 1982.
Durant ces phases de ligne dure, il y a au Québec un " repositionnement " des acteurs politiques. Certains francophones, qui se préparent à devenir de loyaux sujets, cherchent l’appui de la population. Peu après, il leur arrive d’accéder à des postes d’envergure(9). Actuellement, cette dynamique est en cours afin d’assurer l’élection du Parti libéral du Québec et, de ce fait, empêcher la tenue d’un troisième référendum. Jean Charest, le nouveau chef des libéraux du Québec, est l’homme ciblé pour sauver le Canada. S’il échoue, un autre plan sera déployé. Il est déjà en gestation.
La modification de la Constitution en 1982 a quelque peu contraint le recours à l’Indirect rule . L’entente de Charlottetown de 1992 visait à la réintroduire. Malgré son rejet, le gouvernement Chrétien cherche à la reconduire. Le motif est simple : pour les Canadiens, l’Indirect rule serait le seul moyen de juguler le projet souverainiste(10). Voilà pourquoi le gouvernement canadien déploie deux plans d’attaque : un premier qui consiste à se montrer ouvert à l’inclusion du concept de " société distincte " dans la Constitution en autant qu’il n’ait pas d’incidence juridique; un second dont l’objectif est de refroidir les nationalistes prétendument séduits par les souverainistes.
C’est dans le cadre du second plan qu’il a demandé à la Cour suprême de lui fournir des arguments pour enfermer la question québécoise à l’intérieur de la juridiction canadienne. Le récent avis de cette Cour les lui fournit. Depuis, le gouvernement canadien veut participer à la définition des règles du jeu, se montre toujours réceptif à l’idée de partition du territoire québécois(11) et soutient qu’une éventuelle déclaration unilatérale de l’indépendance du Québec serait illégale.
Mais la charge du gouvernement canadien ne s’arrête pas là. ébranlé par les résultats du référendum de 1995, ce gouvernement présente le projet souverainiste comme ethniquement défini, attaque les politiques sociales des leaders souverainistes et véhicule, sur toutes les scènes, l’idée selon laquelle le Canada serait un modèle de tolérance et un pays de partage grâce à ses programmes sociaux.
Renforcer la démocratie pour contrer l’Indirect rule
Voilà autant de défis pour les souverainistes. Avant de passer à l’action, ces derniers devront prendre conscience qu’ils renvoient tous, y compris l’avis de la Cour suprême, au déploiement de l’Indirect rule. avec, pour ultime objectif, de maintenir, à l’aide d’alliés, la population québécoise dans un rapport de subordination.
Pour y arriver, ceux qui recourent à l’Indirect rule doivent : 1) empêcher que cette population fasse appel à la communauté internationale; 2) amener cette communauté à voir le projet souverainiste comme étant ethniquement défini; 3) persuader les Québécois et les Québécoises qu’ils les traiteront mieux que leurs chefs; et 4) les convaincre qu’ils n’ont ni les qualités ni les moyens pour mener leur projet à terme.
L’Indirect rule étant foncièrement d’inspiration aristocratique, son seul et unique antidote est le renforcement de la démocratie. Dès le référendum de 1980, le projet souverainiste s’est inscrit dans une démarche démocratique. Il importe maintenant d’en renforcer les assises par la mise au point d’une culture politique commune et la consolidation des liens sociaux. Je m’explique.
Le mouvement souverainiste s’est développé en lien avec les revendications autonomistes du début de la Révolution tranquille. Le Québec s’auto-définissait alors une société politique globale et intégrative, et le concept " québécois " avait un sens territorial et une portée civique. Un tel changement, typique de tout processus d’affirmation émanant d’une minorité nationale, débouche presque toujours sur un renforcement des règles propres à la démocratie(12).
Or, si le projet souverainiste a toujours été associé à une démarche démocratique, ce n’est que récemment, soit au congrès de 1996, que le programme du Parti québécois considère que l’ensemble des citoyens et des citoyennes du Québec forme le peuple québécois. Ce changement tardif n’est pas indépendant des séquelles de l’Indirect rule.
Avec ce mode de gestion, la reproduction des sujets loyaux qui deviendront des alliés nécessite la dévalorisation de la culture des conquis au nom d’une culture prétendument supérieure. Il en découle qu’ainsi piégés, les conquis ont tendance à " survaloriser " leur propre culture. C’est ce qu’ont fait les souverainistes en reconnaissant toutefois des droits aux membres des " nations " autochtones et à ceux de la communauté anglophone. Quant aux citoyens d’origine et de traditions culturelles autres, ils les ont invités à enrichir la culture québécoise, l’éducation en langue française étant le moyen utilisé à cette fin depuis la loi 101.
Au début des années 1970, un tel amalgame pouvait faire sens. Dans un univers multiculturel et multiethnique, ce qu’est devenu le Québec surtout dans la région de Montréal, je doute de sa pertinence car, depuis le rapatriement de 1982, il contribue plus à figer les clivages culturels que favorise le multiculturalisme canadien, ce qu’a révélé le référendum de 1995.
Alors, que faire? L’abandonner au profit d’une culture politique commune? à mon avis, il n’y a guère d’autre issue. Et celle-ci consiste à renforcer les valeurs démocratiques. Je signale que cette issue renvoie à la thèse mise de l’avant par Jürgen Habermas(13) pour qui, dans un tel univers, une culture au sens large n’a pas besoin d’être partagée par tous les citoyens d’un état souverain. Il s’agit d’un thèse dont le principal mérite est d’offrir une alternative fondamentalement démocratique à une conception qui lie les concepts de citoyenneté et de nationalité ou qui favorise une citoyenneté formelle couplée à une reconnaissance de la diversité culturelle.
Privilégier une telle approche serait une réponse appropriée aux défis que posent les revendications identitaires et les demandes de protection des particularismes culturels. Chose certaine, ce serait une approche tout à fait différente de celle déployée ces vingt dernières années au Canada et dont le seul mérite fut la constitution de ghettos qui se sont rapidement transformés en lieux d’expression de formes diverses d’exclusion(14) suite aux coupes récentes dans les programmes sociaux canadiens.
En s’alignant sur un déficit zéro pour 1999, le gouvernement du Parti québécois n’a pu contenir les effets négatifs de ces coupes. Tout au plus les a-t-il atténués en remaniant certains programmes, ce qui a semé la confusion chez plusieurs militants. Ils ont perçu un recul de la philosophie social-démocrate de ce parti. Mais, était-ce possible d’agir autrement sans mettre le Québec financièrement en touche à la suite d’un vote favorable à l’indépendance? Il n’est pas facile d’évaluer de tels réaménagements. Dans le cadre de la mondialisation, les marges de manoeuvre des gouvernements subalternes sont plus étroites que celles des pays souverains.
Au prochain référendum, il y a de fortes chances que les programmes sociaux deviennent un enjeu important. Déjà, le Parti libéral du Québec s’y investit. De son côté, le gouvernement fédéral entend revoir le pacte social canadien afin de l’ajuster à sa conception du Canada de l’an 2000. Par ailleurs, les Québécois et les Québécoises, toutes origines confondues, s’ils sont favorables à la libération des échanges, demeurent très attachés aux programmes et services mis en branle par leur gouvernement(15). Ils voient même dans la mondialisation de nouvelles possibilités pour affirmer leur spécificité.
Ne serait-ce que pour consolider ses assises, le Parti québécois procédera à de nouveaux ajustements. Est-ce que ce sera suffisant pour assurer sa réélection et gagner le prochain référendum? J’ai quelques doutes. Les tensions générées par le projet souverainiste et les remaniements dans les programmes sociaux ont fissuré le tissu social québécois. Pour renforcer le lien social, il faudra inventer des voies qui visent à rompre la logique des exclusions et des inégalités. Seule une refonte en profondeur des programmes sociaux peut y conduire.
Tout comme la mise au point d’une culture politique commune, une telle refonte ne peut faire l’économie d’une intensification de la démocratie et des valeurs qui lui sont associées. Il y a aujourd’hui consensus sur ce point. Immanuel Wallerstein voit même dans cette intensification le principal moyen de contrecarrer la vague néolibérale(16).
Si le projet souverainiste est remanié dans cette perspective, il annoncera clairement que le Québec, devenu indépendant, n’entend pas s’enfoncer dans le bourbier des replis ethniques et des exclusions, ce vers quoi le conduit le Canada de 1982. Du coup, ce projet deviendrait plus mobilisateur et les souverainistes auraient de puissants arguments pour prendre à témoin la communauté internationale.
Mais, au fait, les souverainistes comme les membres du Parti québécois voudront-ils relever ces défis? Parier, somme toute, sur la citoyenneté et les liens sociaux qui contribuent à la renforcer. Et aviser la communauté internationale des règles qu’ils entendent privillégier comme des objectifs sociaux qu’ils recherchent.
Il y a là des détours obligés. Ils faciliteront la reconnaissance du Québec par des états membres des Nations unies advenant un refus du gouvernement canadien de négocier la sécession à la suite d’un référendum gagnant. Ces détours exigent de l’audace. Et de la transparence. Sans audace, le Québec deviendra rapidement une terre des replis ethniques. Et sans transparence, la démocratie se rétrécira. Alors, l’idée de pays disparaîtra.
* Claude Bariteau, professeur au département d’anthropologie de l’Université Laval, est l’auteur de Québec, 18 septembre 2001, Montréal, Québec Amérique, 1998.
Pour communiquer avec l’auteur :
C. élec. : Claude.bariteau@ant.ulaval.ca
1. Voir Bernard Cassen, " Pour les Québécois, un pays à portée de main ", Le Monde diplomatique, janvier 1997, p. 14-15.
2. Jacques-Yvan Morin, " L’avis de la Cour suprême ", Le Devoir, 1-9-1998, p. A-7.
3. Le Conseil législatif, à la solde du Conseil exécutif, détenait un droit de veto.
4. Du moins du document d’inspiration monarchique qui en tient lieu. Voir Edgard Pisani, " Le Canada, laboratoire institutionnel à haut risque ", Le Monde diplomatique, janvier 1998, p. 14-15 et Marc Chevrier, " De la monarchie en Amérique ", L’Action nationale, LXXXVIII-5, 1998, p.89-129.
5. Par exemple, en Europe, plus d’une dizaine de mouvements analogues. Voir, à cet égard, " Les sécessions européennes ", Courrier, 4 au 10-7-06 et André Fontaine, " Les états-nations menacés d’émiettement ", Le Devoir, 17-7-96, p. A-7.
6. Ce sont les deux seuls parcours clairement identifiés par Jean Yangoumalé dans " Qu’est-ce qu’une minorité nationale? ", Le Monde diplomatique, janvier 1992, p. 15.
7. Ce mode de gestion fut mis en place par la suite dans les colonies de l’empire britannique.
8. Voir Stéphane Kelly, La petite loterie, Montréal, Boréal, 1997.
9. Sir Wilfrid Laurier, Louis Stephen Saint-Laurent, Pierre Elliott Trudeau et Jean Chrétien devinrent ainsi premier ministre du Canada
10. Voir David T. Jones, " An Independent Quebec : Looking into the Abyss ", The Washington Quaterley, 1997, 20-2, p. 21-40.
11. Position sévèrement critiquée par Igacio Ramonet dans " Québec et mondialisation ", Le Monde diplomatique, avril 1996, p. 1.
12. Voir Miroslav Hroch, " De l’ethnicité à la nation. Un chemin oublié vers la modernité ", Anthropologie et sociétés, 1995, 19-5, p. 71-96.
13. Jürgen Habermas, " Struggles for Recognition in the Democratic Constitutionnal State ", in Gutmann, A. (dir.), Multiculturalism, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 107-148.
14. Marco Martinello aborde les effets de la mise en place de politiques analogues dans Sortir des ghettos culturels, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. Il montre clairement qu’elles conduisent à un appauvrissement de la démocratie.
15. Voir Léon Bernier et al., " Recherche sur l’américanité des Québécois ", Le Devoir, 14-15 et 16-7-98, p. A-7.
16. Du moins tel est l’avis, que je partage, d’Immanuel Wallerstein dans " La restructuration capitaliste et le système -monde ", Agone, 1996, 15, p. 207-233.