Le délanguissement
LE PITTBULL DE PITTSBURG ET LES DAMES DE MONTRéAL
Réponse à mes détracteurs –
Jean-Luc Gouin
Publié dans LeDevoir du 7.8.98, sous le titre: "Sparadrap sur jambe de bois"
J’ai un fils
écrasé par les temples de la finance
Où il ne peut entrer
Et par ceux
des paroles d’où il ne peut sortir.
Félix,
L’Alouette en colère (1970)
Le 11 juillet dernier, Le Devoir publiait mon billet intitulé: «Le Délanguissement.
De la dégradation de la langue française». Quatorze jours plus tard, j’eus droit à la
réplique par le truchement de deux textes: le premier signé de mesdames Lebrun et
Préfontaine, le second par un certain Mather. à vrai dire je ne me proposais pas de
donner suite à ces interpellations, compte tenu, et on le verra à l’instant, du
caractère réducteur du premier article et de la nature présomptueuse et gauchie
jusqu’à la contrefaçon du second. Ce n’est pas possible, me disais-je: il y a trop de
gens sensibles à la question linguistique, au Québec, pour que de pareilles affirmations
puissent passer comme lettres à la poste. Mais non. Plus c’est gros, dit-on, plus c’est
couleuvre. Alors je reprends, bien las et à contrecoeur, le bâton du pèlerin.
I. Recension réductrice, en effet, mesdames les didacticiennes. De tout le texte, qui
nonobstant sa concision pointait droit de l’index plusieurs aspects de la problématique,
on s’est jeté sur les dernières lignes comme si elles résumaient toute ma pensée et,
du coup, “lèse-majestaient” tout entier le corps enseignant. Hélas! – j’en
serais trop heureux – je ne suis pas l’«observateur biaisé ou mal informé» que, par
déduction, vous décrivez: je traîne mes savates en milieu universitaire depuis
suffisamment longtemps pour ne pas ignorer les “nouveautés” dont vous
m’entretenez. L’information n’est pas ici en cause. Resterait alors mon esprit, disons,
quelque peu tordu? Et pourtant, et quoiqu’il y ait des gens sérieusement affairés à
faire bon ouvrage dans votre milieu (dont vous êtes peut-être sinon sans doute), je
persiste. Et rechigne.
Ce n’est pas le lieu en cette présente de monder le qui ou le quoi de cette
‘réforme(tte)’ dont vous parlez, notamment pour ce qui regarde la qualité des
candidats reçus au sein des écoles de formation des maîtres. Et je vous l’accorde
d’emblée: à ces changements, je dis «Bien!» Je crois toutefois que c’est surtout bien
tard et bien peu. Le problème est extrêmement profond et puissamment généralisé.
Aussi, exige-t-il autre chose qu’un sparadrap sur jambe de bois. Outre les effets très
limités et à très long terme de cette réforme (si on “habitue” nos
maîtres(…ses) à dire – spontanément! – pare-chocs plutôt que bumpers, on n’en fait
pas pour autant des citoyens réellement plus instruits ou cultivés, alors que leur
mandat premier est précisément de transmettre la culture, fût-elle de base), il faut
bien admettre, cela dit sans vouloir être méchant, qu’on aura beau restreindre l’entrée
aux portes des facultés d’éducation, il reste que le plus doué des borgnes n’aura
jamais la vision d’un aigle.
Il y va donc en dernière analyse de la valorisation sociale (je dirais même
politique, en son sens fondamental) du statut de l’enseignant. Perdure ici un cercle
pervers. Tant qu’on n’accordera pas une formation exemplaire aux institutrices et
instituteurs (la France et l’Allemagne se révèlent à cet égard des exemples
honorables, là où l’enseignant à l’élémentaire se voit le plus souvent doté d’une
langue et d’une culture supérieures au professeur type du cégep québécois!), les
meilleur-es de notre société bouderont ces écoles. Or tant que cette précieuse
clientèle ne se bousculera pas au portique, il ne sera pas possible d’accorder aux
‘intrants’ actuels la formation digne de la tâche qu’ils sont en grand nombre
incapables d’assumer correctement. Les “penseurs” des vireuses saucisses Hygrade
savent bien de quoi je parle. Bref, Mmes les uquamiennes, je me serais attendu de votre
part à un discours moins défensif et surtout moins… «biaisé» par le corporatisme de
votre corps professionnel. Il ne s’agissait pas pour moi de mettre votre “job”
en péril; moins encore d’accabler des individus qui, comme vous vraisemblablement,
croient sincèrement à la valeur et à la nécessité de leur travail. Tout au contraire,
je désirais rappeler haut combien ces derniers sont peu reconnus, débordés, mal aimés
et surtout si seuls. Mal m’en prit. Je me voulais baisemain, vous me vîtes biaiseur.
II. Patrick André Mather, maintenant. Oh lala! quand je dénonçais les thèses de
doctorat confuses… Visiblement, je n’aurai presque jamais si bien dit. Car à propos de
confusion plusieurs formes se dessinent, en effet, et se font en quelque sorte
concurrence. Il ne faut pas – comment dire? – confondre. N’est pas forcément clair,
solide et convaincant un texte rédigé par ailleurs dans une langue respectable. Encore
faut-il savoir de quoi l’on parle et, par-dessus tout, lorsqu’on entend «réfuter» un
auteur, lire d’abord celui-ci attentivement et honnêtement. Intelligemment aussi. Si
possible, bien sûr. Or il est remarquable de constater combien la diatribe de M. Mather,
qui plus est dans un étalage verbal d’une arrogance qui laisse pantois, passe tout du
long à côté de l’article qu’il se proposait manifestement de pourfendre à la Saint
Georges. Laissons là les intentions plus personnelles que «scientifiques» du doctorant,
que le lecteur s’amusera à déceler s’il en a envie et/ou le temps, pour examiner
ponctuellement les arguments sentencieux du disputateur.
Il m’est reproché de ne pas offrir d’«exemples concrets» de la dite dégradation de
la langue que je dénonce. Il me semble me voir imposé subito de montrer en pleine forêt
l’existence d’un arbre bien réel. Encore heureux qu’on ne me dise pas: sur-le-champ. Que
dire, faute de s’esclaffer? Allez marcher dans la rue, au centre d’achats et même sur les
campus universitaires. Ouvrez le téléviseur, et syntonisez même la chaîne qu’il vous
convient (c’est question de nuances). Et lisez des thèses de doctorat! Dois-je vraiment
porter à votre bouche la cuillère de votre soupe à l’alphabet?
Chomsky, Saussure (que j’ai lus, aussi), grammaire comparative, (dé)déclinaisons et
beaucoup de mots sont, d’autre part, appelés en renfort pour démolir une thèse –
«ridicule… erronée… farfelue… qui s’appuie sur des préjugés… et tombe dans le
délire mystique…» – que… je n’ai jamais avancée (décidément, j’aurais agressé la
petite soeur chérie de monsieur que je ne me serais pas fait ramasser de façon plus
virulente). Or pour qui lit mon intervention, il est plus que limpide que ces arguties
historicocorico-livresques ne m’ont aucunement effleuré l’esprit. Et ce certainement pas
par ignorance. Je ne me situais pas du tout sur ce plan. Contrairement à ce qui est
affirmé, j’ai plutôt laissé mon «logue» dessous le clavier pour laisser la parole au
simple citoyen en moi. La dégradation (de la et) des langues dont je parle en réfère
strictement, de fait, non pas aux langues elles-mêmes, per se, mais bien à la maîtrise
lourdement relâchée chez une proportion massive et grandissante de locuteurs. Je
vilipende les Franciens, non le français. Mais visiblement l’occasion était trop
tentante pour ne pas profiter illico de la polysémie possible de la formule
«dégradation de la langue», et dès lors attaquer l’auteur (toujours ridicule et
truffé d’idées reçues) par le biais d’une amphibologie volontaire et détournée à des
fins peu louables. Lesquelles? Les paris sont ouverts. Bien peu “scientifique”
ce manège, monsieur le jeune universitaire.
Le Saint Georges aux Moulins ne s’arrêtera pas en si bon chemin. J’eus droit à ce que
j’appellerais pudiquement d’autres “déplacements de sens”. Brièvement,
j’identifie les suivants. à mon affirmation quant à «l’élocution fainéante» des
Québécois, on m’offre gracieusement un cours sur… les chuintantes. Surréaliste! Que
viennent donc faire ici les distinctions phonétiques de part et d’autre de l’Atlantique?
Quand un Québécois doit deviner les “mots-patates-chaudes” de son propre
concitoyen, est-il vraiment besoin d’invoquer la non-norme franco-française pour
identifier notre terrible mollesse articulatoire? «La grammaire n’est pas logique, elle
est arbitraire», répond mon ami au fait que j’aie mentionné qu’elle «constitue
l’armature logique du langage». Encore un bel et désolant exemple de contresens pour
mieux frapper un spectre dans l’embrasure d’une porte qui n’a jamais existé. Non mais,
qui parle de la logicité de la grammaire? En revanche, l’étudiant de Pittsburg écrit
explicitement: «Il s’agit d’une règle complètement arbitraire… ». Passons outre au
“complètement”, ô combien discutable, pour s’arrêter à la lexie entre toutes
déterminante: «règle». Voilà ce qui est entendu lorsque j’avance l’idée d’armature
logique. Rien de plus. Point question en l’occurrence de la dimension dont fait cas le
doctorant avec emphase. Extirpons la grammaire de la langue – arbitraire ou pas – et on
revient en moins de deux aux cris, aux grognements, aux onomatopées et, pour les plus
doués, aux: «Moi vouloir Toi». Mais c’est rasant à la fin, M’dam’, de voir ses textes
ainsi dénaturés…
Terminons sur les poncifs – que j’aurais espéré voir évités chez un homme en
principe instruit et de bonne éducation. Deux d’entre eux sont luminescents comme
gyrophares dans une nuit sans lune. Tout d’abord, les emprunts linguistiques et notamment
à l’anglais: «les emprunts sont un phénomène linguistique normal et courant et que le
français y survivra comme il a survécu à toutes les autres incursions au cours des deux
derniers millénaires. ». Sans rire, il est également écrit: «Avec l’essor des
nouvelles technologies, les langues s’enrichissent constamment de nouveaux termes… »:
World Wide Web, Net, Home Page, E-mail, Smileys, Bookmarks, Newsgroups, RealAudio, Users,
Nickname, Mailing Lists et autres Links de même nature, j’imagine… On frôle
décidément le n’importe quoi. Oublions les deux mille ans qu’aurait déjà atteint notre
vénérable langue, et passons subrepticement sous silence les prophéties (étayées
preuves à l’appui?) selon lesquelles le français «survivra» aux assauts: «Je fus,
donc je serai!» CQFD. Arrivons enfin audit cliché: les emprunts sont normaux. Bein oui,
bein sûûrr, qu’ils sont normaux. Ai-je jamais écrit quoi que ce soit qui infirmerait
pareil truisme? Là ne réside pas du tout le problème que je soulève. Il s’agit de
savoir quelle dose d’«emprunts» précisément une langue peut encaisser sans succomber.
En d’autres termes: à quel moment un gruyère devient-il une somme de trous reliés par
de délicats filaments de pâte fromagée? I’m sorry my friend, but à la pensée magique
et au laisser-faire j’oppose sans hésitations la vigilance.
Autre lieu commun: mon texte «contribue à perpétuer le mythe selon lequel les
Québécois maîtrisent mal leur langue [et…] perpétue une profonde insécurité
linguistique dont [ceux-ci] commencent à peine à se sortir». Eh oui! Encore un argument
jaillissant de nos vieilles “cannes de bines” (également utilisé, au reste,
par les deux dames du texte précédemment discuté). La magie, toujours: N’en parlons
pas, ça guérira tout seul. N’intervenons point, sans quoi par les mots nous risquons de
traumatiser le patient sinon de l’achever. Cachons-lui le diagnostic et, qui sait,
peut-être au moins s’éteindra-t-il paisiblement et sans souffrances. Ainsi
resterons-nous fidèles au provincialisme invétéré de notre collectivité nationale.
Horresco referens.
Coda. Je ne prétendrai certainement pas avoir tout bon, et ce constamment et sans
appel. Mais lorsqu’un individu s’attelle à démolir systématiquement des idées en
prenant bien garde de les saisir posément avec un minimum d’honnêteté intellectuelle,
rien ne va plus. La discussion mutuellement constructive et enrichissante devient
impossible. Sous le couvert de la scientificité, M. Mather nous a farci une plaidoirie
verbeuse, pédante et parfaitement à côté de la plaque. Il faut plus que des
“donc” et des “par conséquent” pour gagner l’assentiment d’un
interlocuteur intelligent. Aussi, ne saurais-je trop suggérer cet articulet aux
enseignants de philosophie en milieu collégial, afin de donner l’occasion à leurs
étudiants de décortiquer in texto les élucubrations sophistiques issues d’un discours
d’actualité et de bonne facture. En apparence. Qui sait, peut-être ces derniers
écouteraient-ils désormais Jean Charest d’une autre oreille. Le cas échéant, le texte
du futur linguiste n’aura pas été totalement inutile. Il aura permis de faire oeuvre de
salubrité publique quant à la compréhension du sens par-delà la séduction des mots.
Lac-Beauport, le 4 août 1998
Jean-Luc Gouin