… À LA FIGURE DU « MAUDIT FRANÇÂ »

Texte publié dans l’hebdo Courrier international du 23 mars 1999

… à LA FIGURE DU « MAUDIT FRANçâ »

"Arguments" (Sainte-Foy)

Pendant deux siècles, les Québécois ont le sentiment d’avoir été abandonné par la
mère patrie. Et à l’heure d’une éventuelle indépendance, il n’attendent pas grand
chose de la France, explique l’historien Yvan Lamonde.

Quels sont les événements marquants qui ont façonné le rapport des
Québécois à la France ?

La première date significative est la conquête militaire du Canada
par l’Angleterre et, plus spécifiquement, la cession du pays par la France, à
l’Angleterre [en 1763]. La cession était un choix politique que fit la France, au profit
d’autres avantages. La deuxième date importante est 1793. Il s’agit moins de la
Révolution française que de la Terreur. C’est cette image de la France révolutionnaire,
républicaine et sanguinaire qui sera exploitée ici par deux acteurs importants :
l’autorité politique coloniale britannique et le clergé. Cet événement marque et fonde
la tradition contre-révolutionnaire au Québec. Cette longue tradition, commencée en
1793, crée l’image de deux France, l’une d’Ancien Régime et acceptable, l’autre
républicaine et dangereuse. Une troisième date repère est 1855, avec la venue de la
frégate française la Capricieuse. Celle-ci symbolisait le retour officiel de la France
au Canada. En remontant le Saint-Laurent, la Capricieuse marque le rétablissement des
relations officielles entre le Canada et la France. Enfin, plus près de nous, durant le
XXe siècle, on peut identifier trois autres événements majeurs. Il s’agit évidemment
des deux crises de conscription, 1917 d’abord, 1942 ensuite. Enfin, le mot du général de
Gaulle, en 1967, "Vive le Québec libre". Cette déclaration du président de la
République tente, deux siècles plus tard, de faire oublier la politique de Louis XV.

De quelle façon, en 1793, la Terreur accentue-t-elle le sentiment
anti-Français qui s’était déjà affirmé avec la Conquête ?

Elle fait d’abord naître une tradition contre-révolutionnaire. Mais,
ensuite, elle attise deux sentiments à l’égard de la France : d’un côté, un sentiment
d’abandon et de nostalgie; de l’autre, un sentiment de ressentiment. Il y a dans notre
conscience historique des signes multiples de la persistance de ce sentiment d’abandon. On
a d’ailleurs de la difficulté à en parler. Il y a ici beaucoup de refoulé. Ce qui nous
empêche d’admettre que nous avons encore le sentiment d’avoir été abandonnés. Pour ce
qui est du ressentiment, la formulation la plus connue est le " maudit Françâ
", datant, à ma connaissance, des Demi-civilisés, ce roman de Jean-Charles Harvey
publié en 1934. Que désigne-t-on exactement par cette expression ? Et pourquoi maudit-on
les Français ? Il y a évidemment là un signe de ressentiment, qui indique bien le
clivage social existant dans la culture nationale québécoise. Ce clivage veut dire que
les classes populaires regardent le continent, vers le sud, l’Amérique ; les élites,
elles, regardent au-delà de l’Atlantique, elles se tournent vers l’Europe, la France. Ce
clivage indique quel est le rapport des milieux populaires à la France. Ceux-ci n’ont pas
eu les moyens, culturels ou économiques, pour traverser en France et faire un pèlerinage
à Paris. Pour eux, la France représente quelque chose d’étranger. Dans cette
expression, "maudit Françâ ", il y a un sentiment d’abandon, à la fois une
différence dans le regard. Cette différence est souvent soulignée par les Français.
Ceux-ci peuvent donc être maudits parce qu’ils font la leçon à des Québécois. Ceux
qui ont jadis abandonné le Québec se placeraient, à nouveau, dans une attitude presque
colonialiste.

Propos recueillis par Stéphane Kelly


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