Yves Michaud à Saint-Denis-sur-Richelieu, le 23 novembre 1997
« Nous ne signerons jamais notre acte de capitulation »
Nous sommes réunis aujourd’hui dans un lieu culte, un lieu de mémoire, un lieu
d’histoire et de souvenir pour nous rappeler que des patriotes ont payé de leur vie la
deuxième victoire militaire de notre peuple contre le conquérant anglais , avec celle de
Sainte- Foy, après la défaite des Plaines d’Abraham. C’est ici même, dans ce village
désigné par deux grands noms de la Vieille Patrie, Saint-Denis-sur-Richelieu, qu’il y a
cent soixante ans (160) ans, le 23 novembre 1837, le colonel Charles Gore, (vétéran de
la bataille de Waterloo, soit dit en passant) à la tête d’un corps punitif
expéditionnaire de l’armée anglaise battit en retraite devant quelque 300 résistants
des nôtres à l’oppression britannique.
Des résistants sans moyens de défense , avec leur seul courage pour armure ; 119
fusils dont 57 pouvaient servir tant bien que mal ; des fourches, des épées, des
bâtons, et l’ultime ressource d’utiliser les armes de ceux qui seront abattus. Il n’y
avait pas assez de pots d’étain et de cuillères pour les fondre et en faire des balles.
Quatorze patriotes laissèrent leur vie ici, à l’intérieur des murs plombés de la
maison de pierre de dame Saint-Germain. Ici, à quelques kilomètres de la ville de
Saint-Hyacinthe où je suis né, haut lieu de nos luttes politiques, où mes maîtres
m’apprirent dès ma petite enfance, bien avant la chanson de Roland ,qu’à…
Saint-Denis, près des grand bois
Un soir d’orage et de bataille
Je mis pour la première fois
Mon chapeau d’ paille
Sans égard pour mon beau chapeau
Contre les Anglais la canaille
Nous nous battîmes sans repos
En chapeau d’paille
Héros obscurs et oubliés, vous mourûtes ici dans la généreuse et « grande
illusion » que votre sang versé par les armes libérerait votre peuple de son carcan
colonial. Je vous appelle au nom de tous les miens à entrer au panthéon imaginaire de
notre histoire : Joseph Dudevoir, Antoine Lusignan,Pierrre Minet, Eusèbe Phaneuf, Charles
Saint-Germain, André Mandeville, François Dufault, Jean-Baptiste Patenaude, Lévi
Bourgeois, Honoré Bouthillet, François Lamoureux, Charles-Ovide Perrault, nous nous
souvenons. Le conquérant d’hier eut sans doute souhaité que vos noms disparaissent à
jamais de nos mémoires. Comme ses descendants d’aujourd’hui qui voient dans le moindre
attachement à nos racines , la moindre exaltation ou promotion de nos valeurs nationales,
une menace à ses pouvoirs dolosifs confortés par l’Acte d’Union de 1840, et le fort bien
nommé Acte de l’Amérique du Nord « Britannique » de 1867, ci-devant maquillé sous le
nom de Confération canadienne. Vous avez bien entendu le mot « britannique ». Il est le
début, le commencement, la continuité et le renouvellement incessant de nos déboires et
des avatars qui suivirent : pendaison de Louis Riel en 1885 ; abolition des écoles
françaises au Manitoba, dans les territoires du Nord-Ouest et de l’Ontario ; répression
sanglante au printemps 1918 à Québec à l’égard de ceux qui ne voulaient pas mourir
pour l’empire Britannique ; conscription de 1942 ; proclamation de la loi des mesures de
guerre en 1970 ; « nuits des longs couteaux ; constitution illégitime de 1982 imposée
à notre peuple sans consultation populaire ; Meech et Charlottetown ; loi 101 charcutée
à plusieurs reprises par la Cour Suprême du Canada ; tentative récente par le
gouvernement fédéral de mobiliser de cette même Cour aux fins de déposséder le peuple
québécois de décider de son avenir, qui s’est fait la main il y a quelques semaines en
lacérant la loi référendaire de René Lévesque ; on n’en finirait pas d’allonger la
liste de ces prolongements et copies presque conformes du Rapport Durham.
Après les soulèvements de Saint-Denis, Saint-Charles, Saint-Eustache, Saint-Benoit,
devant la force du nombre et les sévères condamnations de la hiérarchie catholique,
l’heure de la soumission sonne. Villes et paroisses font parvenir au Gouverneur Gosford
des pétitions faisant acte d’obéissance aux autorités anglaises. La rébellion et
terminée. Notre peuple s’agenouille devant la puissance occupante. Quelques mois plus
tard, le 27 février 1838, les magistrats de la ville de Montréal changent le nom de Place
Papineau pour Place de la Reine , et le Chemin Papineau pour Chemin
Victoria. Un siècle et demi plus tard, suivant le bon exemple, l’on suggère de
remplacer le nom de la station de métro Lionel Groulx . Pourquoi pas « métro
Netanyahu », qui s’y connaît en matière de territoire occupé ?
Après les tentatives infructueuses de secouer le joug colonial, le 27 mai 1838,
peut-être le jour le plus honteux de notre histoire, débarque en rade de Québec, John
George Lambton, mieux connu sous le nom de Lord Durham, avec le titre de gouverneur des
provinces « anglaises » de l’Amérique du Nord et de Gouverneur en chef des provinces du
Haut et du Bas-Canada, de la Nouvelle-écosse, du Nouveau Brunswick et de l’Île du
Prince- édouard. Il écrit un rapport célèbre qui deviendra et restera la Magna Carta
des relations de notre peuple conquis avec le Canada anglais, et le lieu imparable de
notre résistance à l’assimilation . J’ai relu il y a quelques jours le rapport Durham,
anthologie injurieuse de notre peuple, qu’un devoir sacré de mémoire ne nous permet pas
d’oublier. Je tire au hasard quelques perles de ce berceau du racisme et de ce florilège
d’insultes. Ouvrez bien vos oreilles, citoyens et citoyennes. Ce que vous allez entendre
en vaut la peine :
- peuple ignare, apathique et rétrograde ;
- peuple mal éduqué et stationnaire ;
- société vieillie et retardataire dans un monde neuf et progressif (sic) ;
- peuple faible et vaincu ;
- les Anglais ont pour eu la supériorité de l’intelligence ( ! ! !) L’immigration
va donner la majorité à leur nombre. La fin première du Gouvernement britannique doit
à l’avenir consister à établir dans la province de Québec une population de lois et de
langue anglaise et n’en confier le gouvernement qu’à une assemblée décidément anglaise
; - Les Français ne sont pas une race aussi civilisée, aussi énergique, aussi apte aux
affaires que celle qui les environne ; - Toute autre race que la race anglaise ( j’applique cela à tous ceux qui parlent
anglais) y apparaît dans un état d’infériorité. C’est pour les tirer de leur
infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais ; - On ne peut concevoir nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et
élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu’ils ont
gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C’est un peuple sans histoire et
sans littérature.. - La tranquillité ne peur revenir qu’à la condition de soumettre la province au régime rigoureux
d’une majorité anglaise. - Je ne doute guère que les Français, une fois placés en minorité par suite du cours
naturel des événements , abandonneraient leurs vaines espérances de nationalité.
Mille mercis M. Durham. Votre rapport a été , est et sera tout le long des siècles
notre muraille de Chine ! Une muraille qui n’est pas faite de pierres mais de mémoire du
sang de patriotes qui ont payé de leur vie leur insoumission au conquérant. Elle est
faite de la langue de nos ancêtres, parlée et transmise de génération en génération,
ciment indestructible de notre identité nationale. Elle est faite d’une culture de langue
française aux couleurs de modernité, prodigieusement vivante à côté du plus grand
colosse financier, économique et culturel du monde actuel. Elle est faite du volontariat
constant de milliers de militants, dans un parti politique porteur d’une espérance,
quelquefois sommeillant au creux d’un rêve, mais dont le réveil en temps opportun peut
ressusciter des énergies libératrices insoupçonnées. Elle est faite dans la société
civile, de milliers de nos concitoyens, combattants peu connus mais livrant dans le
clair-obscur des chantiers de la justice, de l’exclusion, de la pauvreté, du partage et
de la solidarité, des luttes admirables dont on ne saurait sous-estimer l’édifiant
mérite. Elle est faite enfin, d’un nombre encore faible mais grandissant de nos nouveaux
concitoyens qui attachent à la notion « d’ayants droit » celle « d’ayants devoir »
envers la patrie québécoise qui les accueille généreusement , consciente de
l’enrichissement qu’ils apportent à notre vie collective.
A terme, rien ne prévaudra contre cette formidable coalition d’espérances. Bien sur,
certains des nôtres, bien ou mal intentionnés, zélotes du fédéralisme ou mercenaires
stipendiés, sollicités ou non, de bonne ou mauvaise foi, iront se mettre au service de
la majorité dominante pour nous maintenir dans une état permanent de minorité docile et
corvéable. Je ne veux pas m’instituer en censeur à l’égard de ces égarés de leur
patrie. L’histoire, et particulièrement la nôtre, n’est pas avare de ce type de
collaboration. Il y a eu et il y aura toujours parmi les nôtres, des héritiers de Lord
Durham, dont l’expression contemporaine prend le visage hideux du partitionisme, des
héritiers félons toujours prêts à troquer leur identité pour les assiettes
somptueusement garnies de la mangeoire fédérale.
Nous avons, hélas, la mémoire courte. Ce bréviaire de la honte devrait être entre
les mains de tous les écoliers et les écolières du Québec, que dis-je de tous les
citoyens et citoyennes, car il est encore malgré l’usure du temps, l’alpha et l’oméga de
notre soumission. Il emprunte des mots nouveaux et cajoleurs de « société distincte »,
de « caractère unique », mais l’esprit du rapport Durham est toujours le même.
Provocateur à l’envi il nous donne le courage d’exister pour donner un sens à notre vie.
Un courage qui fera qu’avec leur plan B, leurs tricheries, leurs faux-fuyants, leur
partition, leur Cour Suprême, tous les Chrétien, Dion et Pettigrew du monde,
n’obtiendront jamais que notre peuple signe son acte de capitulation.
En voulant accentuer notre dépendance dans un régime constitutionnel dans lequel nous
ne serons jamais qu’une minorité en déshérence, ils fouettent nos ardeurs et nous
invitent davantage, d’une part, à monter la garde contre l’envahisseur de nos
compétences souveraines, et d’autre part à reprendre notre bâton de pèlerin pour qu’à
la lueur de l’aube du prochain siècle, le Québec prenne fièrement sa place à la table
des nations. Ils inventeront n’importe quoi pour nous maintenir en l’état de peuple
concierge dans ce qu’ils appellent pompeusement « le plus beau pays du monde » : des
élans d’amour hypocrites aux insultes les plus infâmes, rien ne nous sera épargné.
Souvenez-vous du dernier référendum : la Place du Canada, à Montréal, résonnait
encore des bruyantes manifestations d’attachement de nos voisins d’outre frontières, que
des salves d’injures fusaient de toutes les directions. L’un des nôtres, vénérable
sénateur de la Chambre haute fédérale qualifiait de « vache séparatiste » ,
l’une de nos politicologues les plus respectés du Québec ; Mordecai Richler écrivait
que « encouragés par l’abbé Lionel Groulx, les Québécois prenaient leurs femmes
pour des truies ! ». La rédactrice en chef d’un journal torontois en remettait en
écrivant que « les séparatistes sont des racistes, ethnocentriques, responsables du
mauvais état de l’économie canadienne et qu’il fallait sortir Lucien Bouchard
du pays parce qu’il est à la tête d’une entreprise criminelle (sic) visant à
détruire le Canada… ». Simultanément une meute déchaînée applaudissait au
galganovisme naissant, qualifiant les « séparatistes de bâtards ». Et encore,
n’ai-je exhumé que quelques exemples du bêtisier fédéral de la sottise et de la
vulgarité, dont le premier article a été écrit par un ancien premier ministre
fédéral décrivant « l’aspiration à souveraineté du peuple québécois était un
crime contre l’histoire de l’humanité… ». J’en terminerai avec un immense salut
à toi ! dame bêtise ! en rappelant l’époustouflante déclaration d’un ministre du
gouvernement central (encore un des nôtres !) déclarant au cours d’une réunion
partisane dans l’ouest de Montréal que « toutes les institutions qui ont sauvé la
langue française au Québec sont venues d’Ottawa, Office national du Film, Conseil des
Arts du Canada, ajoutant en des termes élégants d’universitaire que « le
Québec n’avait jamais mis une maudite cent là-dedans… ».
Nous n’avons pas assez de joues pour essuyer tous ces camouflets, ni assez d’oreilles
pour entendre ce concert de bêtises. Assez, c’est assez. Je veux bien croire que nous
sommes un peuple docile, pacifique, tolérant jusqu’à la démesure entre le confort et
l’indifférence, mais n’en jetez plus, la cour est pleine.
Vous eussiez sans doute souhaité que l’on courbât notre tête mais nous n’avons pas
le même héritage en partage. Le nôtre est celui des hommes et des femmes qui depuis des
siècles, dans le courage et la fatigue des combats recommencés, nous ont laissé la
noble tâche d’un pays à finir. Ma génération aura été une parenthèse fiévreuse de
notre histoire. Elle a entrebâillée la porte de l’avenir, mais sans l’ouvrir
complètement. Le verrou est sauté mais les gonds restent coincés. Le dernier coup
d’épaule viendra de ceux et celles qui sont la relève. L’heure n’est pas à l’abandon et
au désarmement. Il ne sera pas dit que nous passerons en silence de l’indolence à
l’oubli. Nous le devons à ceux et celles qui nous ont précédé, à nous-mêmes, et aux
générations à venir.
Ceux qui nous ont précédé. Je pense ici à Chevalier de Lorimier, mort sur
l’échafaud le 15 février 1839, et dont un organisme fédéral vient de refuser à l’un
de nos plus brillants cinéastes, le devoir de mémoire
Dans quatre heures, écrit-il, je mourrai sur l’échafaud érigé par les
ennemis de notre chère patrie. Oh ! quels mots enchanteurs je viens de prononcer. Ma
patrie, O ma patrie ! à toi j’offre mon sang comme le plus grand et le dernier des
sacrifices pour te délivrer du joug odieux de tes traîtres ennemis.
« Ma carrière est finie. Le soleil de ma vie doit se coucher pour ne plus reparaître
sur l’horizon du temps. Les barbares peuvent m’arracher la vie mais non l’honneur. Je
mourrai ferme car j’ai la conviction que nos exécutions serviront à la cause sacrée de
ma chère patrie. Faites apprendre mon nom à vos petits enfants et dites-leur que je
m’enorgueillis de périr à la fleur de mon âge pour la meilleure des causes. »
Et non moins émouvante, cette voix d’outre-tombe de Charles Hindenlang, français de
France, qui suivit De Lorimier sur la potence avec dix autres frères d’armes :
« Liberté, liberté, qu’il serait beau de souffrir pour toi. Réveille-toi donc
Canadien, n’entends-tu pas la voix de tes frères qui t’appellent ? Cette voix sort du
tombeau, elle ne te demande pas vengeance mais elle te crie d’être libre, Il te suffit de
vouloir » .
Nous le devons à nous-mêmes. à René Lévesque, aux milliers de militants et de
militantes qui battent encore la semelle dans les rues du Québec pour qu’arrive le début
d’un temps nouveau.
Nous le devons enfin, pour la suite du monde. Aux filles et garçons qui ont vingt ans
aujourd’hui dans nos collèges et universités et qui se préparent à vivre, à
travailler, à aimer, à espérer, à entreprendre, avec leurs enfants et leurs
descendants, dans un pays où ils seront maîtres chez eux.
Cela doit arriver. à la fois pour remplir les anciennes promesses et faire en sorte
que ce pays que nous portons en nous comme un enfant, « entre dans l’Histoire,
écrit Serge Cantin, dans l’expérience de la conscience de soi».
Le dernier mot sera à Fernand Dumont qui vient de nous quitter pour l’éternelle
patrie, après avoir été toute sa vie, la référence de l’homme québécois et
l’exégète le plus lucide de notre peuple : « Nous voulons que la parole commence
avec nous. Nous payons ainsi le prix de l’indéfinie liberté. Nous sommes tous des
individus, chacun recommençant à tisser à neuf le fil du destin se croyant libre de
survoler en entier l’inextricable fouillis du hasard et de proférer le sens du monde. »
Pour nous, ce « sens du monde » se résume en quelques mots : un Québec souverain,
maître en sa demeure ,et libre.
Le 23 novembre 1997
Yves Michaud