EXIGENCES DU
QUéBEC EN MATIèRES LINGUISTIQUES
Léon Dion
Politicologue
(Extraits du texte Pour une
véritable
politique linguistique originalement rédigé
en 1981 en vue d’être présenté au Comité conjoint
du sénat et de la Chambre des Communes sur
le projet de résolution concernant la constitution
du Canada. Le comité a toutefois refusé de le
recevoir.)
– Reconnaissance d’une situation
linguistique particulière
En ce qui concerne le Québec il s’impose,
en effet, de rejeter comme inadéquate et nocive pour le
français toute politique linguistique fédérale (ou
québécoise) qui partirait du principe qu’au Québec l’anglais
se trouve dans une situation comparable au français dans les
provinces anglophones et qui étendrait au Québec les mêmes
obligations juridiques à l’endroit des anglophones que celles
qui lieraient le Nouveau-Brunswick et l’Ontario vis-à-vis des
francophones.
Les situations, en effet, ne sont pas
comparables. Elles sont même diamétralement opposés. Si les
francophones au Québec constituent bien une majorité
démographique, ils représentent moins de 20% de la majorité du
Canada et de 2% de celle du continent nord-américain. Le Québec
est le seul lieu en Amérique où il soit possible de vivre
pleinement en français et, même dans cette province, c’est en
revendiquant constamment les droits de leur langue que, dans
nombre de cas, il est possible aux francophones de le faire. Le
statut bien inférieur du français les oblige donc à chercher
dans la loi des moyens d’équilibrer quelque peu les conditions
de la concurrence entre les deux langues.
– Liberté de décider seul de sa
programmation linguistique
Alors que dans les provinces anglophones la
promotion maximale du français ne saurait créer
d’inconvénients majeurs pour les anglophones dans la mesure
évidemment où les possibilités culturelles et matérielles
réelles d’action dans chaque province ne sont pas démesurément
taxées, au Québec c’est bien plutôt vers un unilinguisme
français officiel qu’il faut tendre, si du moins l’objectif
premier véritablement poursuivi est la création et le maintien,
dans cette province également, d’un cadre institutionnel propre
à promouvoir au maximum le français. Et s’ils veulent vraiment
la progression du français, les Canadiens devront admettre que
la programmation linguistique dans laquelle le Québec s’est
engagé depuis une douzaine d’années résulte d’une obligation
politique stricte envers elle-même d’une majorité linguistique
en situation difficile du français même dans cette province et
qu’ils doivent enfin accepter de laisser le Québec absolument
libre de décider seul de l’orientation éventuelle de cette
programmation.
Ce n’est pas, loin de là, que les
Québécois soient passés maîtres en matière de programmation
linguistique. La politique linguistique au Québec, en effet, fut
jusqu’ici caractérisée par des changements fréquents
d’orientation, des reculs et des bonds en avant, une façon
d’agir qui, en cette matière, est pourtant fortement
déconseillée.
Dans un contexte social explosif, il était
pour le moins imprudent d’adopter la loi 63 qui reconnaissait
officiellement pour la première fois le libre choix à la langue
d’enseignement alors que, trois ans après, la loi 22
restreignait considérablement ce choix mais en établissant des
critères arbitraires et inapplicables, et que la loi 101, moins
de trois ans plus tard définissait encore de nouveaux critères.
De même, en ce qui concerne la langue d’affaires et de travail,
les mesures coercitives de la loi 101 paraissent d’autant plus
dures que les lois 63 et 22 s’en remettaient surtout à des
incitations. Dans ce contexte, les engagements (…) d’assouplir
de nouveau la Charte de la langue française en faveur des
anglophones (…) risquent d’envenimer une fois de plus les
relations entre francophones et anglophones. Des groupes que les
politiques linguistiques atteignent directement dans leurs
intérêts vitaux ne comprennent pas qu’une politique jugée
bonne et nécessaire un jour puisse être récusée le lendemain
et remplacée par une autre politique axée sur des objectifs et
des moyens différents, voire opposés, sans qu’une certaine
mesure d’unanimité ne soit dans l’intervalle intervenue entre
les partis politiques. Pour absorber en si peu d’années pareils
chocs dont on trouve peu d’équivalents ailleurs, il faut que les
assises de la société québécoise soient bien plus fermes
qu’on l’affirme souvent.
– Préservation de l’équilibre
linguistique fragile créé par la loi 101 tant que l’anglais
sera prépondérant
Il est trop tôt pour évaluer les effets
réels de la Charte de la langue française sur le statut et
l’usage du français et de l’anglais. S’il semble qu’un certain
équilibre tend à s’établir entre les deux langues, ce dernier
reste fragile et peut aisément basculer de nouveau en faveur de
l’anglais, tant est considérable le dynamisme qui sous-tend
cette langue au Québec même. En outre, les évolutions
récentes dans les situations de l’une et l’autre langues
s’expliquent autant, sinon davantage, par le mouvement propre à
la société que par l’action de la loi 101. Il se pourrait bien
que la principale retombée jusqu’ici de cette loi ait été, par
le sens accru de la sécurité personnelle et collective et par
la nouvelle confiance en eux-mêmes qu’elle aurait procurés aux
francophones, de les détourner du repliement sur soi et de leur
faire apparaître le fédéralisme canadien comme un régime plus
attrayant.
Dans ces conditions, il serait bien
périlleux, avant d’en connaître les retombées concrètes, de
chercher à restreindre la portée de cette loi comme s’y engage
le Parti libéral du Québec ou encore comme le propose le projet
fédéral de résolution concernant la constitution fédérale.
Si l’on ne veut pas risquer de réveiller
le nationaliste qui sommeille chez tout Québécois francophone
il vaut mieux éviter à ce moment-ci de toucher à la loi 101.
De même, il serait imprudent de se hâter d’enchâsser
dans une constitution fédérale des droits linguistiques pour le
Québec. En effet, il est impossible aujourd’hui de définir avec
précision et de façon définitive quels devraient être ces
droits. Sans nul doute, ils devront protéger tout autant, sinon
davantage, le français que l’anglais, renversant de la sorte la
perspective que veulent imposer le Parti libéral du Québec et
le projet fédéral de résolution concernant la constitution
canadienne. Suivant cette perspective, en effet, la communauté
française au Québec est considérée bien à tort comme une
majorité à l’instar des anglophones dans les autres provinces
et les anglophones du Québec comme une simple minorité au même
titre que les francophones de Colombie-Britannique qui pourtant
s’accrochent à une existence pénible et précaire ou encore
ceux du Nouveau-Brunswick qui, tout en disposant de cadres
sociaux solides, restent très infériorisés dans cette
province.
Dans quelques années, il sera possible
d’évaluer avec précision les retombées de la loi 101 sur le
statut et l’usage des langues au Québec et, à la lumière des
informations recueillies, il pourra se révéler utile de la
réviser. Mais toute entreprise de révision devra s’effectuer
conformément à des objectifs et à des critères strictement
fondés sur la sociolinguistique et non pas inspirés par des
visées politiciennes ou par des préjugés purement personnels,
aussi nobles puissent-ils être.
En premier lieu, demain comme aujourd’hui,
ce ne pourra être qu’à partir de l’examen des statuts
socio-économiques respectifs du français et de l’anglais qu’il
sera justifié de décider de la politique linguistique convenant
au Québec. Aussi longtemps que l’anglais maintiendra sa
prépondérance dans tous les secteurs d’activité économique la
loi devra protéger le français. Par contre si la situation
allait se redresser de façon définitive en faveur du français,
il conviendra de lever au moins certaines restrictions que la loi
101 impose à l’anglais. En second lieu, on devra convenir que ce
n’est pas par la multiplication des occasions de contact mais
bien plutôt par la création et le maintien d’institutions
distinctes ou parallèles que l’on va favoriser la paix des
langues dans une ville comme Montréal. Là, en effet, où les
langues ne sont pas en contact rien ne devrait entraver le libre
mouvement de l’anglais. C’est ainsi que les anglophones doivent
pouvoir orienter dans leur langue et à leur guise leurs
institutions culturelles, leurs entreprises de quartier, leurs
communications internes, etc.
– Réforme éventuelle de la loi
101 à partir d’amples consultations de tous les groupes
linguistiques
Enfin, toute réforme éventuelle de la loi
101 devra s’inspirer des travaux d’un comité d’étude non
partisan qui aura été créé pour examiner tous les aspects de
la question et pour procéder à d’amples consultations parmi les
francophones, les anglophones et les allophones.
Le Parlement fédéral serait bien mal
avisé de chercher à tirer profit des divisions qui existent
aujourd’hui au Québec concernant le statut qu’il convient
d’accorder au français et à l’anglais pour imposer
arbitrairement à cette province une orientation qui viendrait
substantiellement à l’encontre de la position officielle telle
qu’établie par la loi 101. Se fonder sur le résultat du
référendum de mai 1980 – dont l’enjeu n’était pas la question
linguistique ni le contenu concret du fédéralisme renouvelé
promis – ou encore sur le livre beige du Parti libéral du
Québec pour procéder de la sorte serait irréaliste et
anti-démocratique. Aussi longtemps, en effet, que le Parti
libéral du Québec n’est pas au pouvoir et qu’il n’est pas en
mesure de tenter d’amender la loi 101 dans le sens préconisé
dans le livre beige, l’orientation linguistique de ce parti n’est
aucunement autorisée et ne peut être reconnue que comme une
indication d’une nouvelle lutte linguistique susceptible d’être
éventuellement menée au Québec.
– Statut politique particulier
nécessaire à la promotion active du français
Une majorité de Québécois estiment que
la promotion du français dans leur province peut être assurée
dans un cadre fédéral renouvelé. Mais s’ils croient qu’il leur
est possible de s’épanouir conformément au génie de leur
langue et de leur culture dans une structure fédérative, ils
jugent à bon droit que celle-ci doit être conçue de façon à
leur laisser une entière liberté d’action, ce qui, dans le
contexte canadien, ne peut impliquer que l’octroi d’un statut
politique particulier de droit ou de fait qui permettrait au
Québec de conserver le français comme la seule langue
officielle et de poursuivre dans tous les domaines une politique
de promotion active du français sur son territoire. à défaut
d’un cadre fédératif satisfaisant, ils n’auraient pas d’autre
choix, s’ils continuent à vouloir sauvegarder par-dessus tout
leur langue et leur culture, que de s’engager de nouveau, tôt ou
tard, sur la voie des récriminations autonomistes ou même de
l’indépendance politique.
En cherchant à faire passer ceux qui
s’opposent au projet fédéral de résolution concernant la
constitution canadienne comme des adversaires des intérêts du
français, des démolisseurs de l’unité canadienne et des
séparatistes, le Premier ministre Trudeau exploite la confusion
créée depuis douze ans par l’orientation du gouvernement
fédéral en matière linguistique de même que depuis dix mois
par le livre beige du Parti libéral du Québec. Mais il devrait
être clair qu’il n’oeuvre pas dans le sens de la paix
linguistique au Canada. Au contraire, l’orientation qu’il
préconise a fatalement comme conséquence de diviser les
francophones du Québec et ceux des provinces anglophones. En
contre-partie, cette même orientation, en mettant les deux
minorités et les deux majorités sur le même
pied, contraint arbitrairement le français au Québec, et, tout
bien pesé, on se demande si son premier sinon son seul effet ne
serait pas précisément d’entraver l’essor de cette langue qui
vient tout juste de se manifester dans cette province.
Conclusion
La position linguistique adoptée dans le
projet de résolution concernant la constitution canadienne, en
ce qui concerne les provinces, est fondamentalement erronée et
à l’envers du bons sens. Elle consiste en définitive à placer
la charrue (le droit) avant les boeufs (la société). Pour le
bien et la paix des langues il s’impose de rectifier cette
étrange façon de procéder.
En conséquence, il faut surseoir à tout
projet d’insertion de clauses linguistiques dans une constitution
fédérale et exiger du gouvernement fédéral qu’en
collaboration entière et ouverte avec les provinces et en
respectant leurs compétences il s’engage plutôt dans la
recherche d’une nouvelle problématique linguistique qui soit
intégrale plutôt que parcellaire, souple plutôt que rigide,
ajustée aux diverses conditions régionales plutôt qu’uniforme
et qui s’inspire des données précieuses de la démolinguistique
dont le Canada dispose de même que des propositions de la
sociolinguistique plutôt que de les ignorer et de les
contredire. Tous les Canadiens ont à gagner à ce que les
changements constitutionnels nécessaires s’effectuent mais d’une
manière compétente et en conformité avec la conception de la
démocratie et du fédéralisme que les ancêtres leur ont
léguée.
Pour une véritable politique
linguistique
Léon Dion
Gouvernement du Québec
Ministère des Communications
Direction générale des publications gouvernementales
Février 1981