90 % DES LANGUES EN VOIE DE DISPARITION
PAULINE CYR
L’Express de Toronto
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«D’ici deux ou trois générations, 90% des langues du monde auront disparu», affirme
Danielle Cyr, professeure de linguistique à l’Université York (aucun lien de parenté
avec l’auteure de cette chronique). Cette affirmation alarmante a de quoi étonner au
premier abord, et pourtant, quand on y pense un peu, elle semble plausible. Tout le monde
sait que l’anglais se propage à une vitesse incroyable, mais personne, apparemment, n’a
pensé au prix qu’il faudra payer tôt ou tard.
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Quelles sont les langues qui vont disparaître? ai-je demandé à la linguiste. «Il
serait plus simple de dire lesquelles vont rester! a-t-elle répliqué. Les langues
officielles et bien implantées en Europe et en Asie vont survivre, c’est-à-dire
l’anglais, l’espagnol, le français, le russe, le chinois, l’arabe et, en Afrique, le
swahili, le wolof, et en Inde, l’indi et l’ourdou.»
Si le français survit tant bien que mal en Amérique, grâce aux luttes des
Québécois et des Canadiens français, il est heureusement bien établi sur le plan
mondial, et ce sur tous les continents. Il n’est donc pas menacé, bien que le rayonnement
de la culture francophone dans le monde décline lentement depuis quelques décennies.
Le berbère
«Toutes les langues qui ne sont pas reconnues comme officielles, surtout si elles ne
sont pas enseignées, sont fortement menacées. Prenons le berbère, par exemple. Au
Maghreb, près de 13 millions de gens le parlent couramment, ce qui est énorme, mais
cette langue n’est pas reconnue officiellement et n’est enseignée que dans quelques
universités.
C’est donc une langue orale, sans littérature. Une langue sans avenir et sans
intérêt aux yeux des jeunes. Les parents envoient leurs enfants à des écoles de langue
arabe, française ou en anglaise pour leur assurer un avenir prometteur. Résultat: dans
deux ou trois générations, la langue berbère aura complètement disparu.»
Les langues amérindiennes
Le même sort est réservé aux langues amérindiennes. Prenons les Micmacs, une tribu
dispersée en Gaspésie, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-écosse. Il n’y a chez eux
que les anciens qui parlent encore la langue des ancêtres. Les jeunes ne sont pas
intéressés à l’apprendre, car ils la considèrent comme une langue «de pauvre», une
langue de perdants.
«C’est une erreur, car ils risquent de traîner toute leur vie un problème
d’identité, avec tout ce que ça peut comporter de problèmes psychologiques. Il est
toujours préférable de bien apprendre la langue ancestrale d’abord, c’est le meilleur
moyen de bien asseoir son identité et de mieux réussir par la suite l’apprentissage des
autres langues. Il faut éviter de se priver de ses racines et de sa culture: c’est la
base sur laquelle on peut bâtir son identité et la confiance en soi.»
La langue des riches
Il existe une croyance populaire selon laquelle si on apprend l’anglais comme langue
maternelle, la langue des «riches», alors on augmente ses chances de s’enrichir.
«C’est une illusion, proteste Danielle Cyr. Si le Québec devenait une province
anglophone, il deviendrait une copie conforme de Terre-Neuve, la province la plus pauvre
du Canada.»
«C’est une erreur de croire qu’on peut gagner sur le plan économique en perdant une
langue. Des enfants micmacs ont été envoyés dans une école d’immersion francophone au
Nouveau-Brunswick. Ils ont appris l’anglais comme langue maternelle, puis le français.
Ils ne se sont pas du tout enrichis par la suite. Ils sont devenus des Indiens privés de
leur héritage culturel, des exilés qui sont pourtant chez eux et qui se sentent rejetés
par les membres de leur communauté.»
«Par contre, il y a plusieurs Amérindiens qui sont allés loin dans la vie, comme
Roméo Saganache, du Conseil des cris de la Baie James, qui a appris le cri, puis le
français et l’anglais. Grâce à son investissement culturel dans sa communauté, il a pu
faire avancer les choses, améliorer sa situation sociale et économique et celle de sa
tribu.»
Le reposoir de
l’imaginaire collectif
Lorsque Dieu a constaté que les êtres humains se montraient orgueilleux et arrogants
en projetant de construire la tour de Babel, une tour si haute qu’elle permettrait de
régner sur le monde entier, il leur a donné plusieurs langues pour leur compliquer la
tâche et pour favoriser la diversité linguistique.
«Il faut considérer la diversité linguistique comme une grande richesse, car les
langues préservent l’imagination humaine, pense Mme Cyr. Elles favorisent l’ouverture
d’esprit et l’acceptation de la différence.»
Malheureusement, le monde dans lequel nous vivons se dirige vers la disparition des
langues au profit de l’anglais, c’est donc dire l’uniformisation, l’homogénéisation,
l’inflexibilité et l’étroitesse d’esprit. «Si des extraterrestres venaient sur terre,
qui seraient les plus aptes à établir un dialogue avec eux? Les papous? Les Croates? Les
Micmacs? Si un jour il n’y a que des anglophones sur terre, l’humanité aura perdu ce
qu’elle a de plus beau: sa diversité, son imagination, son âme.