Comment vous remercier d’avoir si allègrement lâché à son triste sort une langue aussi prestigieuse que le français – cette dernière ne vous ayant jamais abandonnés – et toléré un massacre en règle que rien ne saurait justifier ?
Comment vous féliciter d’avoir détourné les yeux de peur d’être confrontés à une réalité anglo-saxonne qui cogne le regard où que l’on se tourne, phénomène hautement toxique qui se répand telles des métastases en pleine furie ?
Comment vous dire merci d’avoir arpenté à longueur de temps et sans état d’âme l’aéroport de Genève – cet espace de non-droit pour une langue boutée hors de chez elle, exemple éloquent d’arrachage de langue qui embrase tout la Romandie, et ceci dans un Etat de droit ?
Comment vous être reconnaissants d’avoir si bien pactisé avec ces loups iconoclastes qui ne s’embarrassent d’aucun scrupule pour détricoter maille après maille une langue qui a réussi – et par quelle magie – à distiller son génie à des lieues à la ronde ?
Comment vous être redevables d’avoir si souvent vanté les louanges des « sacro-saintes » langues nationales alors que vous-mêmes avez accompagné de votre complicité silencieuse ce raz-de-marée anglo-américain qui est en train de toutes les saper jusqu’à la moelle ?
Comment vous savoir gré de n’avoir pas instauré le plus modeste dispositif juridique pour notre idiome, alors que vous bondissez au sommet des barricades dès qu’il s’agit de boisson ou de tabac – et de ne pas avoir interpellé les autorités fédérales sur le caractère pernicieux des articles 944ss du Code des obligations ?
Comment vous exprimer notre gratitude de n’avoir tenu aucun compte des appels criants de réalisme d’Alain Borer et d’Ilyes Zouari, ces poètes et écrivains français qui vous ont pourtant mis en garde contre une substitution linguistique sans précédent, conséquence de vos manquements à vos devoirs de responsables politiques ?
Comment saluer votre refus de mettre sur pied des cours de langues franglais-français pour soulager une bonne partie de la population qui patauge dans le bourbier langagier où nous assignent jour après jour les géants du numérique, les banquiers, les dirigeants des supermarchés et autres grands manitous de la finance et des médias ?
Enfin, comment vous exprimer notre bonheur de voir que le français est déjà passé à l’oreille anglo-saxonne tandis que, enserrés dans votre hermétique tour d’ivoire, vous ébauchez des tonnes de projets mirifiques pour une langue dont vous débattrez du prestige lors même qu’elle aura disparu ?
Cela dit, je ne sais comment vous exprimer nos remerciements pour tous les courriels que nous aurons l’honneur de ne pas recevoir, cet invariable « enfumage » qui ne viendra pas ternir davantage la piètre image que donne d’elle une classe politique purement axée sur de futiles échéances électoralistes.
Défendre la langue française, c’est protéger toutes les autres contre l’hégémonie d’une seule
Philippe Carron
Collectif Langue française, antenne romande
P.-S. Ce texte fut aussi publié dans la Tribune de Genève