SEMAINE DE LA FRANCOPHONIE
DES MOTS POUR PRESQUE TOUT DIRE
Serge Dion
écrivain
Semaine d’expression, semaine de francophonie, donc. Quelques jours consacrés…et ça
tombe bien avec le Salon du Livre…à la prise de conscience du fait que nous l’habitons,
cette francophonie; que nous la constituons, que nous la peuplons, que nous la perpétuons
en partie et que nous en sommes tous et toutes des éléments de coeur et d’âme. Et cela
malgré tous les chevaux de Troie que sont la chanson américaine et le langage
informatique; et cela malgré l’assimilation lente et implacable qui, comme un buvard, par
capillarité, boit, avale, intègre la culture et la pensée des autres. Sans vouloir se
fermer, sans vouloir nous cloisonner non plus derrière ce que je pourrais appeler des
écluses culturelles, lesquelles laissent passer peu à peu, goutte à goutte, le langage
et le verbe de l’assimilation sans trop que cela paraisse, je dis néanmoins que nous
formons donc les parties d’un tout; d’une culture, d’une identité encore plus globale que
les nations et les êtres qui la composent, cette francophonie. Nous sommes le ferment de
son évolution. Car en nous, intimement et collectivement…enfin, j’ose le
croire…réside la vivacité et le bouillonnement de cette langue qui continue de dire
qui nous sommes et qui contribue à nous découvrir toujours un peu plus chaque jour dans
des tentatives ou des élans de communications qui échouent parfois, mais qui
réussissent souvent aussi.
***
Ma langue. Notre langue. Sa genèse dans mon coeur, dams ma tête. Dans toute ma
viscéralité de parlant français. Mon berceau; les chants que ma mère chantait tout
bas. Puis mon caroussel d’onomatopées, et mon carré de sable de syllabes: les
balbutiements de ma parole et de ma conscience. C’est ma langue. Ou ce le fût. Ma langue
de feux d’artifices et de pétards mouillés. Ma langue-miroir, tressée d’images, nattée
de mots. La création, la mise en place de mon imaginaire. Le nommément. Le nommé. Le
dit. L’inventé. Ma langue. Mon aventure à la découverte du bien curieux pays qu’est la
forêt de mon coeur.
Mon entrée dans le monde puis dans mes relations avec les autres. Mes questionnements,
aussi, sur l’identité des êtres et des choses. Ma langue comme ruisseau, comme fleuve,
comme estuaire. Ma langue océane qui a fait que j’ai vogué jusqu’ici, jusqu’en moi en ce
pays parmi la francophonie. Ma langue de poète avec laquelle je suis entré en contact
avec mes voisins et avec l’invisible; ma langue de source et de souche, de rivières et
d’épinettes. Ma langue poétique qui a mis des rondeurs autour des hanches de la vie, qui
lui a donné un sens, des sens, un centre, une appartenance, un reflet de moi-même; ma
langue avec laquelle j’ai pu me mettre la rivière Outaouais en écharpe autour du cou. Ma
langue avec laquelle, sur papier blanc, j’ai pu cent fois faire les quatre-cents coups. Ma
langue qui a fait de ma vie une vie pleine jusqu’ici, totale, humaine, souffrante à en
hurler comme des maux de dents et joyeuse comme une fête; dure comme de l’eau lourde et
douce comme des mots doux. Ma langue qui a foré et qui creuse toujours mon âme jusqu’au
fond de ses puits et qui s’est trouvée des mots pour dire, pour tout dire…ou presque.
à part les grands silences qui font aussi partie de ma langue; de notre langue et de
notre pensée qui, silencieuses, sont parfois plus éloquentes que la parole.
Ma langue comme sextant de notre façon d’être au monde; ma langue comme astrolabe
dans la compréhension des choses. Ma langue, dans le fond de mes veines, c’est cela. Un
terreau, une sève.
C’est en fait mon ultime refuge et ma plus grande ressource; parce que ma langue, c’est
moi. C’est mon lac rempli de truites de mots qui mordillent, qui frétillent de vie et de
mouvance. Mais c’est aussi ma beauté de langue qui perd parfois, et de plus en plus, le
nord de ses mots.
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Oui, les mots et les sinuosités et les bijoux et les coquetteries de ma langue
disparaissent comme des étoiles tombent du ciel ou comme des paillettes tombent des
costumes de music-hall. On pile dessus sur les trottoirs de Hull et d’Ottawa. Des mots
disparaissent du trésor poétique et de la valse de ma langue. On parle de plus en plus
comme des lacets détachés; et cela fait cul-cul puisque le français et l’anglais,
souvent, se pilent sur les pieds. Et cela fait de la très mauvaise danse en ligne. Et
cela fait que nous vivons un français de plus en plus cowboy, de plus en plus cactus, de
plus en plus tex-mex qui hey-ki-braky-dance.
***
Voyez où je veux en venir. Je veux en venir à quelque chose que j’ai lu
récemment…un texte sublime du sociologue Edgard Morin, directeur de recherche émérite
au CNRS de Paris et qui m’a mis sur une piste des plus intéressantes quant au vécu, au
parlé, au sens de notre langue. Le livre de Morin s’intitule Terre-Patrie. Et je veux
prendre le temps de le citer:
Il y a en nous deux états souvent séparés. L’état premier, ou prosaïque et
l’état second, dit poétique auquel nous font accéder non seulement la poésie mais
aussi la musique, la danse, la fête, la liesse, l’amour et éventuellement, l’extase.
Fernando Pessoa disait qu’en chacun de nous il y a deux êtres: le premier, le vrai,
est celui des songes, des rêves…celui qui naît dans l’enfance, qui se poursuit toute
la vie et le second, le faux, qui est celui des apparences, de ses discours et de ses
actes. Deux êtres co-existent en nous: celui de l’état prosaïque et celui de l’état
poétique.
Ainsi…l’état prosaïque nous met en situation utilitaire et fonctionnelle et sa
finalité est utilitaire et fonctionnelle. L’état poétique peut être lié à des
finalités amoureuses ou fraternitaires, mais il est aussi à lui-même sa propre fin.
La civilisation occidentale moderne a séparé prose et poésie, contrairement aux
sociétés archaïques où il y avait interactions entre les deux. Et tandis qu’un peu
partout, sur les ruines de la promesse poétique de changer la vie, les ressourcements
ethniques et religieux s’efforcent de regénérer les poésies de la participation
communautaire, la prose de l’éconocratisme et du technocratisme, qui réduit la politique
à la gestion, triomphe dans le monde occidental (et par conséquent dans la
francophonie), pour un temps sans doute, mais le temps de ce présent. Edgard Morin.
Terre-Patrie. Prose et poésie. Voyez où je veux en venir.
C’est que la langue, notre langue française, très loin derrière sa beauté, sa
finesse et son imaginaire…notre langue française est de plus en plus boîteuse de ses
mots et de sa poésie. Elle est boîteuse chaque jour à travers la prose de nos
priorités et de nos urgences. Elle sert et elle exécute. Elle est devenue un langage de
premier et de second niveau. Elle existe seulement en deux dimensions alors que l’être
humain, lui, dans ses émotions, vit sur plusieurs facettes, dans une troisième sinon une
quatrième dimension.
Notre langue, dans la vie de tous les jours, ne laisse plus guère de place au rêve et
à la contemplation. Nous sommes devenus ce que nous prétendons être concrets,
raisonnables et réalistes. Notre langue, nous lui cassons les pieds avec notre langage
quotidien de cause à effet, de plus et de moins, de balance de pouvoir et de rapports
qualité-prix; nous lui cassons les reins parce que notre imaginaire a foutu le camp et
que nous nous sommes rendus victimes d’un système qui n’a plus aucun sens de vie.
Un système qui a le sens de l’efficience, c’est vrai, mais pas de la vie, certainement
pas…de la fête, de la liesse, de l’ivresse, de la levée de tabous ni de la consumation
de nos instincts et de nos énergies.
Nous participons à un système qui n’a même plus le sens de la parole sinon que cette
parole qui dicte ou qui stipule. Sinon que cette parole qui masque ou qui endoctrine ou
qui politise. Sinon que cette parole qui musèle ou qui utilise. Ce langage de dessous de
tables et de contrats; ce langage pernicieux qui banalise, bâtardise l’état,
l’émotion-même et les sentiments des êtres humains dans ce que l’on convient d’appeler,
notamment, le politically correct.
C’est cela, aussi, la francophonie qui préfère non-voyant à aveugle, absent de
discours à muet, non-entendant à sourd, petite personne à nain, mis en disponibilité
plutôt que tabletté. On astique le langage, on crée des mots vides que créent les
bureaucrates, on crée des mots qui nient la réalité et qui diluent la langue du peuple.
Alors…ou bien on fait bureaucrate, ou bien on fait académique. Et l’académie je m’en
fous, et les bureaucrates aussi. La langue qui vit, ça j’en jouis! Pas des polices de la
langue qui contrôlent tout. C’est du harcèlement, c’est de la merde! Car moi, ça
m’humilie de me faire dire comment dire qui je suis!
Nous participons à un système prosaïque, dans l’esprit d’Egard Morin, qui n’a retenu
que le sens des chiffres et de la logique et dans lequel le sens véritable des mots a
été jeté aux oubliettes. Et c’est d’une grande tristesse. On a lentement lobotomisé ma
langue. On lui a enlevé, depuis l’école, depuis les bancs d’école, des parties
fondamentales de son identité. On lui a soutiré ses vêtements de magicienne; on l’a
dépossédée de son pouvoir d’envol; on l’a taillée pour qu’elle s’ajuste à un système
médiocre qui se contente de peu, qui n’en demande pas plus et qui se repaît volontiers
de cette espèce de macdonaldisation de la parole. Et par conséquent de la
pensée. De la pensée unique, homogène…de la pensée de danse en ligne qui invente ses
propres expressions d’abrutissement de masse comme Y a rien là, Demande-moi si ça me
fait de quoi, articules quand tu jappe, Queusse-tu veux que je te dise, Le temps c’est de
l’argent, c’est super, c’est too much, check-lé ben, tout le monde le fait fais le donc,
aye, chose, fuck you et c’est pas mon problème.
Voilà ce qui est. Notre langue, nos mots de tous les jours sont comme sortis d’une
chaîne de montage où tout est drabe, ou tout est plat. Ou tout est prévisible. Nous
possédons des mots pour dire mais pas pour tout dire. Pas vraiment, en tout cas. Ou si
oui, ils croupissent quelque part dans les cachots de la peur et des préjugés. Et comme
la bière .5 de laquelle on a retiré l’alcool, eh bien, nous avons point
cinquéfié notre langue en lui retirant lentement ses plus belles images et
ses plus belles expressions. Celles-là, on peut encore en trouver dans certaines régions
rurales qui ont échappé à la strandardisation du langage et à la sloganisation
de la langue.
Nous avons perdu le pouvoir de création de la langue et par là même dilué tout le
plaisir d’éprouver le monde de manière étonnante, expressive, chagalienne,
émerveillante!
***
Mais tout va si vite. La langue aussi. Elle s’amenuise, elle s’informatise; elle
devient binaire; elle s’internetise. Peut-être nous faudra-t-il revenir à une
certaine lenteur pour lui laisser le temps de refaire des racines et ainsi échapper à
notre propension à l’équarrir, à la rapetisser, à la miniaturiser pour qu’elle fitte
dans ce paysage de post-modernité.
Et peut-être qu’avec cette lenteur, peut-être qu’avec cette lenteur émergeront
doucement de nouvelles métaphores, de nouvelles images, de nouvelles façons d’exprimer
l’intériorité humaine et la beauté du monde.
Pour vous donner un exemple, Milan Kundera, dans son dernier livre, La
lenteur, parle d’un proverbe tchèque qui définit la douce oisiveté des
flâneurs d’antan. Et cette métaphore bouleversante illustre parfaitement ce que je viens
de dire: Ils contemplent les fenêtres du Bon Dieu.
(17 et 18 mars 1995)